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C’était
une de ces fraîches fins d’après-midi de mi-juillet, après qu’une pluie légère
ait embaumé l’air de son odeur caractéristique. Aucun projet précis ne s’était
pointé le nez, sauf une erratique balade en voiture sans but bien défini.
L’homme et moi avions bien du temps libre devant nous et étions dénués de
stress ou obligation contraignante. En passant par la ville, nous avons fait
une visite-éclair chez Alexandre, un ami artisan que mon conjoint et moi
côtoyons déjà depuis plus de vingt ans. Sans attente, une invitation
spontanée de dîner à quatre, avec sa nouvelle copine, s’est improvisée.
D’accord, tout était logique jusque-là. Nous étions tous légitimement affamés,
c’était l’heure de gaver notre système digestif en vue de restaurer nos organes
vitaux. Et d’accueillants restos se trouvaient à proximité. Le choix s’était posé
sans questionnement extrême sur une de ces brochetteries grecques et
conviviales de type Apportez votre vin. Petit vin blanc ordinaire et bon marché
de la SAQ[1] en
main, nous nous affalons sur une banquette défraîchie au beau milieu des
lourdes conversations animées des voisins.
Moi-même,
je suis d’humeur. La copine d’Alexandre est sympa, directe et amusante au
premier abord. Je débute la conversation avec un humour taquineur très vif
vis-à-vis mes deux comparses masculins. La copine rigole sans fin et me lance
un très jovial : « Toi, je sens que je vais t’aimer! » Trente
minutes plus tard, elle ne m’aimait déjà plus. Sa soudaine passion amicale pour
une fille à l’humour sans gêne s’était déjà envolée. Je m’étais écrasée en
plein champ de maïs comme un hélicoptère dont les pales ont cessé sans
avertissement de tourner.
Les coups
de foudre amicaux, je connais. J’en ai engrangé des dizaines. Ils se retrouvent
encastrés, puis empilés après coup, dans des petites boîtes cartonnées brunes
dans le grenier très vaste de mes souvenirs de rendez-vous manqués. Mais
qu’est-ce qui a tant refroidi ses ardeurs cordiales du début? C’est que la
fille rigolote et vive qu’elle venait de découvrir, celle avec laquelle elle
avait connecté du premier regard, du premier contact, s’était volatilisée dans
l’air ambiant du restaurant bondé. Et elle ne reviendra pas reprendre sa digne
place sur son siège de tout le reste de la soirée. En bien peu de temps, je me
suis emmurée dans un silence lourd et moche. Je me suis déguisée en courant
d’air bien glacial qui a continué de souffler son blizzard jusqu’au moment de
la bise d’au revoir. De prise deux, de seconde chance, il n’y en aura pas. Je
suis transfigurée en personne froide et inamicale. J’ai perdu tout l’intérêt
positif que j’avais suscité en peu de temps.
Amitié et autisme, des antagonistes?
Non, je ne
crois pas qu’amitié et autisme soient des antagonistes. Même si les contacts
amicaux de mes quarante-cinq premières années, sauf rares exceptions, se sont
toujours dématérialisés un peu de la même manière. Des débuts prometteurs, trop
même, une facilité d’élocution déconcertante, une vivacité d’esprit qui séduit
et qui amuse. Être drôle, spirituelle, avoir le bon mot dans un timing d’une
perfection magistrale. Une attitude semi-détachée, cool et brillante. Une vraie
petite perfection de la nature. Mais après vingt à trente minutes, les
interlocuteurs conquis se retrouvaient en face d’un costume de Marie Josée,
vide et inanimé. Le mutisme sélectif reprenait sa place, ma bulle autistique se
refermait de plus en plus sur moi, comme un dôme protecteur hermétique et
infranchissable.
L’amitié
est une thématique nébuleuse dans la vie des autistes. Elle fait appel à tout
ce qui est notre talon d’Achille : sociabilité soutenue, lutte contre les
surcharges sensorielles sur le long terme, abandon de nos intérêts spécifiques
durant des heures d’affilée, désertion pour un temps indéterminé à l’avance de
notre alliée principale : la solitude récupératrice. Entretenir l’amitié
pour beaucoup d’entre nous, c’est demander à un écureuil de courir le 100
mètres haies. Il lui faudra des échasses et de l’entraînement olympique
continuel.
On dit
souvent qu’après l’adolescence, les relations amicales des femmes autistes et Asperger
ne perdurent pas. D’ailleurs, beaucoup de femmes adultes fréquentent
principalement des membres de leur famille et privilégient les sorties avec
leur conjoint et leurs enfants. Elles ne maintiennent donc que peu ou pas
d’amitiés avec des femmes de leur entourage. Pour les hommes, le scénario
semble plus ou moins le même.
Souvent,
il m’est plus difficile que pour la moyenne des gens d’entretenir une relation
sociale sur le long terme. Personnellement, j’ai quelques amis, mais je n’ai
pas un suivi très serré de mes contacts avec eux. Je suis l’amie « invisible »,
et mon besoin très grand de solitude me fera espacer les occasions de
rencontres. Car, si j’ai eu un repas en groupe planifié durant la semaine à
venir (deux personnes en m’incluant, c’est déjà un groupe!), je ne prendrai pas
de rendez-vous précis pour les sept prochains jours. Il me faudra bien le reste
de la semaine pour récupérer pleinement et accepter de participer à un autre
événement collectif. Je suis envahie par les surcharges sensorielles
environnantes incontrôlables qui deviennent un véritable calvaire à accepter.
En plus, la difficulté à maintenir une réciprocité dans les conversations
durant une longue période de temps est une course à relais à laquelle je
termine bonne dernière. Je dois de plus conjuguer avec l’éternelle anxiété des
rencontres sociales, le avant et le pendant, et cette belle anxiété ineffaçable
défait trop souvent le plaisir des contacts avec des personnes aimées.
Alexandre ou les amitiés masculines
Au
primaire, au Cégep et à l’université, j’ai toujours préféré la compagnie
masculine. Les contacts verbaux plus directs et moins enrobés de dentelle des
hommes, les vigoureuses taquineries, les explications claires me sont toujours
apparus comme étant plus naturellement dans mes cordes. Je suis
systématiquement plus attirée par la compagnie masculine avec laquelle je
semble être davantage en phase. Avec les hommes, je suis moins embrouillée dans
le décorticage chirurgical du non-verbal subtil et inaccessible.
Bien
souvent pour les autistes d’ailleurs, l’amitié n’est pas balisée par des
barrières de genre, de groupe d’âge ou de groupe ethnique. Alexandre, je le
connais depuis plus de vingt ans. C’est un ami commun avec mon conjoint depuis
deux bonnes décennies bien comptées. Si on se voit en personne cinq fois par
année, c’est bien un maximum. Il maintient avec mon conjoint une amitié plus
soutenue; entre eux, les coups de fils et les rencontres occasionnelles sont
plus courants.
Néanmoins,
lors d’incontournables moments de tristesse qui ont ponctué ma vie, j’ai
davantage recherché la compagnie d’Alexandre pour me confier. Car quand j’ai
besoin d’aide, que je suis à bout émotionnellement, je privilégie un réconfort
intellectuel et non émotif et une recherche de solutions. Une présence masculine
à l’écoute, verbalisant des remarques rationnelles avec des arguments logiques
me rassure davantage qu’un gros câlin féminin et qu’un chapelet de « Je te
comprends, ma belle », « Je réagirais comme toi à ta place » ou
de « Oh, ma pauvre chérie! », improductifs à mes yeux. Je ne veux pas
être consolée. Je souhaite être comprise, être validée dans mes hypothèses
cartésiennes et trouver une issue viable pour m’en sortir. Bref, quitter les
lieux avec un mode d’emploi, des étapes nettement définies, des outils
applicables.
Le pire,
c’est que je rends la pareille. Je saisis bien maintenant, qu’habituellement,
les femmes veulent se sentir écoutées et comprises et n’ont pas envie d’être
noyées tête première dans une pataugeoire de conseils détaillés avec échéancier
serré et objectifs mesurables à réaliser. Et encore moins avec un graphique
gradué de performances à atteindre. Elles veulent vider leur bagage émotif,
leur trop-plein; souvent c’est tout ce qui est important. Alors avec moi, elles
sont mal servies : elles atterrissent chez un coach sportif qui leur dit :
« Allez, ma grande, va te chercher un autre emploi, tu as tellement
d’expérience, ce serait plus logique! » Je peux même mettre leur
curriculum vitae à jour entre 16 h et 16 h 30, et en imprimer
quinze copies laser.
Avec moi,
adieu le mot cajolant, même si vous arrivez avec un regard attristé. Pas de « Oui,
tu as raison, ma belle chouette. Ton patron est un être injuste. Comme tu es
courageuse d’endurer tout cet abus professionnel, te faire supprimer tes
vacances planifiées et te faire surcharger de travail sans rien dire. Tu es une
battante ma belle, continue dans cette voie (sans issue)! ». Dans mes
consolations, point de boite multicolore de papiers mouchoirs blanc immaculé à
froisser, pas de boîte de chocolats fourrés à diverses essences artificielles
et pas de tapotage de dos.
Anne ou l’amie qui ne savait pas pour mon
autisme au début
Quand j’ai
rencontré Anne, nous avions déjà entamé grassement l’année 2005. Notre premier
contact a été simple et naturel : nous avons jasé durant des heures sans
que je ne me sente souffrante. Un exploit pour moi. Nous avons toujours partagé
une multitude de points communs : harcèlement moral et psychologique au
travail, amour infini des antiquités et des maisons centenaires, amour des
animaux domestiques et un profil familial semblable. Bref, un parcours de vie
en parallèle.
À
l’époque, nous ignorions tout de mon autisme. Dès notre seconde rencontre, il a
donc pointé son museau effronté, pour bien me gâcher ce moment de grâce. Il l’a
fait sans arrêt par la suite. Chaque rencontre était une reprise de la
précédente : accueil joyeux, bavardage intense sur un ou deux sujets
durant une ou deux heures. Puis mutisme. Une grande fatigue me gagnait, luttait
contre ma volonté. Elle gagnait sur moi à chaque coup. Anne m’a déclaré plus
tard, qu’elle voyait dans mon regard comme des stores vénitiens qui se
refermaient soudainement au cours de nos entretiens verbaux. Je n’étais plus
là. Au tout début, elle croyait que je la trouvais ennuyante. Mais comme je
revenais toujours vers elle, comme un boomerang obstiné, elle s’est dit à la
longue que ça devait être en partie le fruit de son imagination.
Depuis
près de dix ans, notre amitié se maintient : nous prenons de nouvelles récentes
sur nos vies et déjeunons ensemble le weekend, à l’occasion. Nous savons que
même si nos rencontres ne sont pas si fréquentes, le lien amical demeure solide
entre nous. Comme elle n’est pas une amie exigeante et qu’elle a beaucoup
d’activités solitaires, elle n’est pas envahissante ou demandante envers moi.
Concernant mon autisme, Anne a fait de nombreuses lectures à ce sujet suite à
mon diagnostic. Pour elle, rien n’a changé entre nous. Je suis toujours la même
personne qu’elle apprécie. Elle comprend cependant davantage certaines
limitations qui me tenaillent, ce qui est un plus dans notre relation.
Marlène ou l’amie qui savait pour mon autisme
depuis le début
Marlène et
moi, nous nous sommes rencontrées au boulot. Pendant des années, nous nous croisions
régulièrement, mais un beau jour, nous avons commencé à déconner sur des
vieilles chansons des années 80 et sur notre passion commune pour le chanteur
aux cheveux hautement décolorés du groupe Platinum Blonde. Nous sommes dès cet
instant tombées rapidement en amitié, comme on tombe en amour. De par son
travail, elle est très éveillée à l’esprit humain et à la psychologie, donc il
m’est apparu normal de lui dévoiler mon affiliation avec le spectre autistique
dès nos premiers contacts. Avant même mon diagnostic officiel. Marlène a
toujours été fascinée par l’autisme et a compris avec beaucoup d’intérêt ce que
je vivais. Avec elle, il m’est tellement facile de rester moi-même, avec une
totale aisance. Elle m’accepte comme je suis, non pas malgré ce que je suis,
mais avec mes différences et mes aptitudes qu’elle apprécie.
Aujourd’hui, maintenant que je comprends mieux
les méandres des relations sociales
Maintenant
que j’ai une connaissance plus approfondie des codes sociaux et que j’ai
développé une plus grande aisance avec mes congénères, il devient plus aisé de
maintenir des relations sociales avec des personnes sur le spectre autistique
ou non. Mais j’ai appris quelque chose de nouveau également : écouter mon
rythme. Puisque le temps de contact et les difficultés sensorielles peuvent
interférer dans l’environnement, j’ai appris à m’écouter et à verbaliser ces
obstacles avec plus de légitimité. Et à faire des choix pour me rendre la vie
plus confortable. Je peux le dire, maintenant, si un élément me perturbe en
tant qu’Asperger : être en visite et demander s’il est envisageable de
fermer la télé quand trop de bruits s’entremêlent; éviter les endroits publics
trop bruyants; dans les restaurants, privilégier les banquettes hautes et les
bords de mur; m’exprimer clairement quand je suis fatiguée et m’enfuir en
courant dans la jungle sans me retourner quand il n’y a aucun autre
accommodement possible.
Je sais
également que mes besoins sociaux ne se comparent pas à ceux des personnes de
la société en général. J’aime avoir des rendez-vous amicaux et faire des activités
avec les autres, mais je sais pertinemment que je n’aurai pas les mêmes besoins
en quantité au niveau de la durée que les gens qui sont extérieurs au spectre
autistique. Je n’ai pas à me demander de performer à mon grand détriment, juste
pour « être comme les autres ».
Mais il y
a quelque chose de plus important que tout : chercher les bonnes
personnes, celles qui me font sentir bien sans devoir m’éviscérer pour
maintenir un contact sain; celles qui me prennent telle que je suis dans mon
essence et qui n’abusent pas de moi, dans certaines de mes naïvetés et ma bonté
innée. Qu’il s’agisse d’individus typiques ou non, c’est la qualité du contact
réciproque qui fait la valeur véritable des relations authentiques. Il faut
écouter son cœur dans ce cas-ci, moins encore que son esprit analytique!
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