dimanche 8 octobre 2017

Adulte autiste : un développement en autodidacte

Crédit photo: pixabay.com (libre de droit)


Mes pupilles marron ont initialement croisé la lumière du jour en 1966, à cette époque lointaine où la détection et les interventions précoces étaient pratiquement inexistantes. Le mot autiste ne couvrait pas l’éventail multicolore actuel de profils d’individus tout aussi uniques les uns que les autres. Seuls les cas considérés très prononcés d’autisme étaient diagnostiqués pendant qu’enfants et adultes dits « légers à modérés », comme moi, passaient bien en dessous du radar de repérage des professionnels. J’étais âgée de plus de 25 ans lorsque les critères se sont élargis et fixés suffisamment pour inclure de plus en plus de personnes réellement sur le spectre autistique. Chaque semaine, je vois venir vers moi des individus prenant connaissance de leur décalage et de leur différence intrinsèque, qui découvrent par hasard leur affiliation à l’autisme, dépistant ainsi des réponses plus qu’éclairantes à leurs difficultés passées et à leur parcours atypique.

Âgée d’aujourd’hui 51 ans, j’ai principalement arpenté mon cheminement solitaire en autodidacte et j’ai appris la vie et l’autonomie par essais et erreurs. Ces dernières se sont avérées malheureusement mille fois plus nombreuses que les succès qui auraient pu m’épargner maintes égratignures sociales et de multiples déconfitures relationnelles et professionnelles. J’ai donc été durant plus de 45 ans ma propre intervenante, mon coach de vie attitré, mon unique point de référence. La personne que je suis devenue, je l’ai fabriquée sans le moindre mode d’emploi approprié. J’ai avancé à tâtons, sans cane blanche et sans chien guide. Et j’ai toujours trébuché.

J’ai obtenu d’une psychologue spécialisée en autisme, et dépistant particulièrement bien le profil féminin, mon diagnostic d’autiste Asperger. Nous étions en l’an 2012, cette année redoutée d’une potentielle fin du monde selon le calendrier maya. Mais pour moi, ce fut ma vraie naissance. Car peu importe l’âge, un diagnostic est crucial, même pour un adulte dont la vie est déjà relativement bien avancée. C’est lui ouvrir enfin des portes vers un nouvel avenir, écarter de compacts rideaux et laisser entrer la lumière sur un passé nébuleux et souvent traumatique. C’est une prise en main de sa personne, en adéquation avec ses forces et en respect des limitations diverses et uniques à chacun.

Une gamine solitaire, fermée et mutique

Enfant, j’étais entièrement fermée au monde extérieur, ce qui m’amène à penser selon l’éclairage actuel que mon autisme était alors bien plus prononcé que celui d’une autiste Asperger. Je reviens de loin. De vraiment très loin. Aucun contact social n’était initié de ma part vers mes semblables, peu importe leur âge ou leur attitude envers moi. Les autres, je les ignorais. Ou plutôt, je ne les percevais que d’une manière vaporeuse et immatérielle. Il me semble qu’aucune conscience sociale n’avait appuyé sur l’interrupteur et allumé une petite veilleuse dans ma tête. Je vivais en moi, en vase clos dans mon imaginaire et dans l’instant présent. Faire tourner des boutons de couturière, aligner des objets sans fin, regarder les mêmes livres d’images en boucle inlassablement, c’était toute ma vie. Je ne ressentais aucun vide ou manque.

Durant les années de la petite école, j’ai absorbé de nombreux reproches par mes enseignants sur ma non-participation aux sports d’équipe, aux travaux de groupes et sur mon incapacité à prendre ma place. J’ai vécu mes années d’école primaire ainsi, parfois accolée en solo à un terne mur de briques rouges dans la cour de récréation, parfois avec quelques camarades tolérant ma compagnie muette. J’ignorais tout bonnement comment changer les choses et il ne me semblait nullement utile de le faire. Ma solitude me plaisait et l’absence de petits amis ne rendait jamais fades mes moments de jeux.

Les remontrances familiales, celles des autres enfants et celles du corps professoral ont été très néfastes pour moi. Je connaissais ainsi trois mille cinq cent quarante-huit pièges à éviter, mais aucune sortie de secours rassurante pour atteindre la lumière au bout du labyrinthe. Je me suis refermée entièrement, comme un coffre dont on verrouille le métallique cadenas et qu’on jette la clé au loin énergiquement à bout de bras. Connecter avec moi était quasi impossible.

Une adolescente à demi-éveillée

À l’adolescence, ma vie a changé. C’est également durant cette période cruciale de développement identitaire que j’ai pris conscience de ma différence, mais sans savoir l’annoter. Je percevais vaguement que je n’étais pas comme les autres adolescentes qui s’éveillaient à la vie adulte. Mais il m’était impossible de mettre un index ou un annulaire sur cette différence. Moi, je demeurais une enfant intérieurement imperméable à toute poussée vers la maturation sous toutes ses formes.

J’ai entrepris la lecture de divers ouvrages concrets sur la psychologie et la communication interpersonnelle. J’ai expérimenté les méthodes proposées à l’intention des personnes non autistes, mais tout se soldait invariablement par de cuisants échecs. Je ne comprenais pas les bases innées de la communication interpersonnelle chez les non-autistes, les limites tolérées à la franchise trop crue et sans filtre, les mots appropriés lors de situations délicates, la lecture du non verbal qui fait comprendre si on est écoutée, acceptée ou si l’on doit battre en retraite sans demander son reste.

Occasionnellement, une bonne approche de ma part se matérialisait, puis elle se retrouvait ensevelie sous une multitude de gaffes sociales, de mots trop brusques. Un mutisme sélectif récidiviste se pointait en plein milieu d’une conversation bien amorcée. Puis traumatisée, je fuyais, je refusais les rencontres amicales, les sorties de groupe.

Une adulte en quête de connaissance de soi

Les calendriers annuels se succédaient durant des décennies, sans que je ne concrétise le moindre progrès social. Je ne maintenais aucun entourage hormis mon conjoint et je me dérobais autant que faire se peut à toute occasion de me retrouver en société. J’ignorais à ce stade que l’amalgame conversations légères/bruits ambiants/communication implicite m’épuisait au plus haut point, et ce, dans un intervalle variant de 20 à 30 minutes soutenues. Après, c’était la chute libre, l’effondrement interne et la paralysie.

Jusqu’en 2009, époque où j’ai découvert l’autisme au détour d’une lecture, je naviguais dans un néant total ignorant ma condition autistique. Je survivais, entre deux pertes d’emploi floues pour des raisons non clairement évoquées, mais qui n’étaient pas reliées à mon rendement professionnel confirmé impeccable, entre des mini-amitiés avortées après une seule rencontre qui me laissaient le cerveau saturé de questions sans réponse logique. Ma différence non nommée m’apportait des rejets continuels sur des plateaux d’or et de platine. Je me cloîtrais alors par sécurité dans ma demeure, accolée à mon divan, convaincue d’une unique certitude : j’étais une mauvaise personne. Une créature malsaine.

Avancer seule sans se faire tenir la main

Avec le dévoilement de mon diagnostic, j’ai continué ma quête afin de me comprendre davantage. La vie sociale, les relations humaines, les dynamiques de groupe sont devenues mes intérêts particuliers. Comme tout autiste, je cumule alors une masse intense d’informations sur mes sujets qualifiés scientifiquement « d’intérêts restreints », terme qui m’apparaît éminent réducteur dans les circonstances. J’ai alors progressé énormément depuis quelques années au niveau de ma manière d’aborder les gens et de maintenir les contacts. Mais ce développement autodidacte est récent. J’avais donc, comme je disais précédemment, appris ce qu’il faut éviter de faire. Je n’avais dans le passé qu’une technique et demie pour m’exprimer : battre lâchement en retraite, mon option favorite, ou attaquer occasionnellement de front, en ligne droite avec effronterie et sans filtre social. Maintenant, je comprends davantage ce qui doit être fait et la manière de communiquer.

Dans mon application des connaissances sociales récentes, j’ai appris à cerner plus précisément ce qui est acceptable. Mais il y a de nombreux pièges qui pointent leur nez lors d’interactions. Il y a évidemment toujours des imprévus, ce que je ne tolère pas, car j’aime voir venir à l’avance et des réactions hostiles non annoncées sur lesquelles je n’ai aucune emprise. Ce qui rend le développement social le plus complexe est que tout s’articule sur des contextes éminemment variables, que certaines paroles et certains actes coulent bien avec un individu disposé et bénéficiant d’une bonne journée alors que les mêmes phrases et actions seront repoussées vertement par une personne contrariée par soi ou par une situation extérieure. Le mode d’emploi du « bien faire » devient donc instable et les réponses d’autrui se déclinent dans une fourchette quasi infinie de réactions fortuites. Pour moi, faire la différence entre le bon et le moins bon relève d’un casse-tête qui dépend moins de l’instinct et de l’émotif que de l’analyse intellectuelle et rationnelle.

Par contre, plus je développe des aptitudes sociales, plus je me « conforme » aux attentes des personnes que je côtoie et qui ne me savent pas autiste, plus un autre piège létal se referme sur mes doigts. Comme on me perçoit d’un premier regard comme étant « normale », la barre des attentes se hisse vers le haut et chaque avancée de ma part m’oblige à cheminer vertigineusement en terrain acide. Cette apparence de normalité devient davantage une problématique qu’un avantage.

Interventions et conformité à la normalité

Personnellement, je suis impliquée dans la sensibilisation depuis mon diagnostic. J’ai ainsi eu l’opportunité de côtoyer de nombreux parents et adultes, ce qui m’apporte une vision d’ensemble plus grande que ma seule expérience isolée. Je vois ainsi différents commentaires, réactions et constats sur les interventions faites auprès de la clientèle autiste.

Une expérience qui m’a particulièrement interpellée a été faite par l’organisme Autisme Montérégie. Des parents ont été conviés à être cobayes lors d’une intervention en ABA au cours de laquelle ils étaient ainsi placés dans la situation de l’apprenant où se retrouve l’enfant. La réaction des parents a été de ressentir énormément de pression et de contraintes sur une intervention particulièrement intensive. Plusieurs ont dit se sentir assaillis et que la seule raison pour laquelle ils ont réussi à contenir une attitude offensive face à l’intervenant invité était qu’ils avaient une retenue sociale et savaient qu’ils ne devaient pas se rebiffer. Par contre, cette expérience nous permet de réaliser que pour l’enfant autiste qui n’est pas conscient des enjeux en cours lors d’une séance, sa réaction peut être défensive et opposante. Elle est alors confondue à tort avec de l’agressivité, puisqu’elle est une réaction d’anxiété hors de son contrôle. Il est déstabilisé.

Un autre point qui m’interpelle particulièrement est que les interventions actuelles sont trop souvent basées sur la « normalisation » et la standardisation de l’autiste, sans tenir compte de sa structure propre et de son développement atypique et alternatif. La personne autiste a des connexions neuronales différentes, son accent est davantage sur les détails des situations et ses besoins sociaux sont habituellement moindres que ceux de ses camarades non autistes. L’autiste doit bénéficier d’un plus long laps de temps seul pour recharger ses réserves énergétiques, disséminées par les surcharges sensorielles, l’agitation perpétuelle dans son environnement, les stimuli visuels, les non-dits… Il a besoin de se réguler dans la tranquillité. Cette socialisation forcée (regard dans les yeux, etc.) amène une anxiété supplémentaire, peut être souffrante et peu constructive pour lui. Il serait plus avantageux pour lui de voir à améliorer sa qualité de vie et non de camoufler ses caractéristiques et sa manière d’être pour rendre sa différence invisible.

Miser sur les forces de l’autiste

Pour moi, un grand questionnement demeure au niveau des interventions et de l’intégration des personnes autistes : pourquoi s’entêter à les « rendre comme les autres? ». Cette demande irrationnelle pour la personne autiste, qui est souvent moins encline à suivre les tendances et à imiter les autres, crée un sentiment d’incapacité et d’inadéquation pour elle.

Il serait alors plus intéressant de viser à l’équiper mieux pour bien fonctionner en société selon ses capacités et selon les besoins sociaux de base. On pourrait ainsi lui permettre de développer ses aptitudes de communication et de gérer ses surcharges sensorielles afin de lui permettre d’avoir un parcours de formation et une intégration sur le marché du travail qui soient satisfaisants et qui lui permettraient de s’épanouir comme tout individu. Mais pas en lui imposant des règles ne correspondant pas à sa nature propre, tout comme la petite conversation autour de la machine à café le lundi matin pour bavarder week-end en famille et recettes populaires.

On demande actuellement à l’autiste de se conformer à un code de langage qui ne lui est pas naturel, sans lui donner un mode d’emploi qui fait du sens pour lui. Un apprentissage par cœur des attitudes à adopter ne lui permet pas la souplesse nécessaire pour s’adapter aux différents contextes de la vie. Pour bien connecter avec lui, il me semble nécessaire de faire une partie du chemin dans sa direction et de parler davantage son langage, au lieu de lui imposer d’avancer dans une société qui lui est étrangère et hostile. Il marche sur du sable mouvant sans aucune perche sur laquelle se raccrocher.

En utilisant ses champs d’intérêts spéciaux, on peut l’ouvrir davantage au monde et l’intéresser à ouvrir ses horizons. À la base, la personne autiste arrive tout équipée avec des acquis intéressants que beaucoup de personnes non autistes tentent de se réapproprier quand elles font du développement personnel : franchise, honnêteté, transparence, capacité à trouver des solutions alternatives autres que celles préconisées par les standards normaux, recherche et découverte de ses passions réelles.

L'élément qui a fonctionné avec justesse pour moi, en réponse à mes nombreux échecs, c’est lorsqu’on m’a enfin restitué la permission de rester moi-même le plus possible et qu’on a fait preuve de tolérance face à mon atypisme. Sensibiliser les gens dans mon environnement, dans la mesure du possible et grâce à une ouverture d’esprit sincère de l’autre, m’a permis de réduire la pression de normalisation directement dirigée vers moi.

Je crois vraiment qu’il faut rejoindre l’autiste, l’ouvrir au monde et lui apprendre l’autonomie et l’art de communiquer ses besoins et ses sentiments. Mais cet apprentissage se fait un petit pas à la fois, en prenant le temps de bien intégrer les nouvelles données avant de passer à l’étape supérieure. Trop de pression, trop d’informations à assimiler et à mettre en place dans un espace de temps restreint ne fait qu’augmenter le stress et l’anxiété.


Personnellement, avec mon intervenante actuelle, nous avons pris un accord. Elle a connu par ses expériences professionnelles d’intégration d’élèves et vu que de trop chercher à changer ses jeunes autistes ne les rendait ni plus heureux, ni plus intégrés. Ils se marginalisent encore plus par rapport à leurs trop bonnes manières non adaptées aux situations « cool » de la vie contemporaine. Elle m’a donc donné une mission : prendre le meilleur de moi-même et devenir une Asperger 5 étoiles. Je n’ai jamais aussi bien cheminé que depuis qu’on m’a octroyé cette douce bénédiction.


3 commentaires:

  1. Bonjour Marie-Josée, et merci beaucoup pour avoir relaté ton histoire ainsi que tes opinions sur la normalisation.
    Mon parcours est assez similaire au tien, et ce n'est pas un hasard que nous en arrivions aux mêmes conclusions.
    Une expérience décisive pour moi a été de prendre conscience que j'étais normal lorsque j'étais avec d'autres personnes autistes.
    Je suis sorti du placard diagnostique fin 2016 et je ne me cache donc plus d'être autiste (je suis kiné), et je commence, petit à petit, que lorsque je suis avec des gens non-autistes mais qui m'acceptent
    comme tel, je me sens aussi, dans une certaine mesure, normal. Je continue pour l'instant néanmoins à penser que nous sommes mieux entre nous ;-)
    À+

    RépondreEffacer
  2. Bonjour prevenez-moi si vous passez par Paris, un jour !

    RépondreEffacer
  3. Merci mour ce partage d experience. Je me reconnais dans de nombreux points de votre parcours. En effet votre intervenante à bien raison, je suis plus a l aise dans ma vie perso, sociale et pro depuis que je developpe mes potentiels aspies (sans le savoir). Je decouvre depuis peu cette specificité psychique et je dois dire que ma vie en est boulversee, c est l aboutissement d une quête de 24 longues années à chercher à comprendre pourquoi on me dit que je suis "fou".
    Pourtant si ma folie s appelle aspie elle s est plus souvent identifiée sous les mots original, atypique, marginal jusque dans la marge...
    Je me documente donc beaucoup sur cet état de l être dont je suis devenu un expert sans le savoir tant j ai cherche à definir et comprendre ce qui me rendait le terrain social si glissant. Inspiré par les interactionnistes et situationnistes j ai utilisé des méthodes universitaires pour décripter le réel qui m entoure...de sorte que j etais de bon conseil pour mon entourage mais jamais pour moi même!
    Habitant près de toulouse je souhaite rencontrer d autres aspies attires par les echanges et partages d expérience.
    Le soleil brille pour tout le monde.
    Bonne chance à toutes et à tous
    Rapha09

    RépondreEffacer