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Mes
pupilles marron ont initialement croisé la lumière du jour en 1966, à cette
époque lointaine où la détection et les interventions précoces étaient
pratiquement inexistantes. Le mot autiste ne couvrait pas l’éventail
multicolore actuel de profils d’individus tout aussi uniques les uns que les
autres. Seuls les cas considérés très prononcés d’autisme étaient diagnostiqués
pendant qu’enfants et adultes dits « légers à modérés », comme moi,
passaient bien en dessous du radar de repérage des professionnels. J’étais âgée
de plus de 25 ans lorsque les critères se sont élargis et fixés suffisamment
pour inclure de plus en plus de personnes réellement sur le spectre autistique.
Chaque semaine, je vois venir vers moi des individus prenant connaissance de
leur décalage et de leur différence intrinsèque, qui découvrent par hasard leur
affiliation à l’autisme, dépistant ainsi des réponses plus qu’éclairantes à
leurs difficultés passées et à leur parcours atypique.
Âgée
d’aujourd’hui 51 ans, j’ai principalement arpenté mon cheminement solitaire en
autodidacte et j’ai appris la vie et l’autonomie par essais et erreurs. Ces
dernières se sont avérées malheureusement mille fois plus nombreuses que les
succès qui auraient pu m’épargner maintes égratignures sociales et de multiples
déconfitures relationnelles et professionnelles. J’ai donc été durant plus de
45 ans ma propre intervenante, mon coach de vie attitré, mon unique point de
référence. La personne que je suis devenue, je l’ai fabriquée sans le moindre
mode d’emploi approprié. J’ai avancé à tâtons, sans cane blanche et sans chien
guide. Et j’ai toujours trébuché.
J’ai
obtenu d’une psychologue spécialisée en autisme, et dépistant particulièrement
bien le profil féminin, mon diagnostic d’autiste Asperger. Nous étions en l’an 2012,
cette année redoutée d’une potentielle fin du monde selon le calendrier maya.
Mais pour moi, ce fut ma vraie naissance. Car peu importe l’âge, un diagnostic
est crucial, même pour un adulte dont la vie est déjà relativement bien avancée.
C’est lui ouvrir enfin des portes vers un nouvel avenir, écarter de compacts
rideaux et laisser entrer la lumière sur un passé nébuleux et souvent
traumatique. C’est une prise en main de sa personne, en adéquation avec ses
forces et en respect des limitations diverses et uniques à chacun.
Une gamine solitaire, fermée
et mutique
Enfant,
j’étais entièrement fermée au monde extérieur, ce qui m’amène à penser selon
l’éclairage actuel que mon autisme était alors bien plus prononcé que celui
d’une autiste Asperger. Je reviens de loin. De vraiment très loin. Aucun contact
social n’était initié de ma part vers mes semblables, peu importe leur âge ou
leur attitude envers moi. Les autres, je les ignorais. Ou plutôt, je ne les
percevais que d’une manière vaporeuse et immatérielle. Il me semble qu’aucune
conscience sociale n’avait appuyé sur l’interrupteur et allumé une petite
veilleuse dans ma tête. Je vivais en moi, en vase clos dans mon imaginaire et
dans l’instant présent. Faire tourner des boutons de couturière, aligner des
objets sans fin, regarder les mêmes livres d’images en boucle inlassablement, c’était
toute ma vie. Je ne ressentais aucun vide ou manque.
Durant
les années de la petite école, j’ai absorbé de nombreux reproches par mes
enseignants sur ma non-participation aux sports d’équipe, aux travaux de groupes
et sur mon incapacité à prendre ma place. J’ai vécu mes années d’école primaire
ainsi, parfois accolée en solo à un terne mur de briques rouges dans la cour de
récréation, parfois avec quelques camarades tolérant ma compagnie muette. J’ignorais
tout bonnement comment changer les choses et il ne me semblait nullement utile
de le faire. Ma solitude me plaisait et l’absence de petits amis ne rendait
jamais fades mes moments de jeux.
Les
remontrances familiales, celles des autres enfants et celles du corps
professoral ont été très néfastes pour moi. Je connaissais ainsi trois mille
cinq cent quarante-huit pièges à éviter, mais aucune sortie de secours
rassurante pour atteindre la lumière au bout du labyrinthe. Je me suis refermée
entièrement, comme un coffre dont on verrouille le métallique cadenas et qu’on
jette la clé au loin énergiquement à bout de bras. Connecter avec moi était
quasi impossible.
Une adolescente à
demi-éveillée
À
l’adolescence, ma vie a changé. C’est également durant cette période cruciale
de développement identitaire que j’ai pris conscience de ma différence, mais sans
savoir l’annoter. Je percevais vaguement que je n’étais pas comme les autres adolescentes
qui s’éveillaient à la vie adulte. Mais il m’était impossible de mettre un
index ou un annulaire sur cette différence. Moi, je demeurais une enfant
intérieurement imperméable à toute poussée vers la maturation sous toutes ses
formes.
J’ai
entrepris la lecture de divers ouvrages concrets sur la psychologie et la
communication interpersonnelle. J’ai expérimenté les méthodes proposées à
l’intention des personnes non autistes, mais tout se soldait invariablement par
de cuisants échecs. Je ne comprenais pas les bases innées de la communication
interpersonnelle chez les non-autistes, les limites tolérées à la franchise trop
crue et sans filtre, les mots appropriés lors de situations délicates, la
lecture du non verbal qui fait comprendre si on est écoutée, acceptée ou si l’on
doit battre en retraite sans demander son reste.
Occasionnellement,
une bonne approche de ma part se matérialisait, puis elle se retrouvait ensevelie
sous une multitude de gaffes sociales, de mots trop brusques. Un mutisme
sélectif récidiviste se pointait en plein milieu d’une conversation bien
amorcée. Puis traumatisée, je fuyais, je refusais les rencontres amicales, les
sorties de groupe.
Une adulte en quête de
connaissance de soi
Les
calendriers annuels se succédaient durant des décennies, sans que je ne concrétise
le moindre progrès social. Je ne maintenais aucun entourage hormis mon conjoint
et je me dérobais autant que faire se peut à toute occasion de me retrouver en société.
J’ignorais à ce stade que l’amalgame conversations légères/bruits
ambiants/communication implicite m’épuisait au plus haut point, et ce, dans un intervalle
variant de 20 à 30 minutes soutenues. Après, c’était la chute libre,
l’effondrement interne et la paralysie.
Jusqu’en
2009, époque où j’ai découvert l’autisme au détour d’une lecture, je naviguais
dans un néant total ignorant ma condition autistique. Je survivais, entre deux
pertes d’emploi floues pour des raisons non clairement évoquées, mais qui
n’étaient pas reliées à mon rendement professionnel confirmé impeccable, entre
des mini-amitiés avortées après une seule rencontre qui me laissaient le
cerveau saturé de questions sans réponse logique. Ma différence non nommée
m’apportait des rejets continuels sur des plateaux d’or et de platine. Je me
cloîtrais alors par sécurité dans ma demeure, accolée à mon divan, convaincue
d’une unique certitude : j’étais une mauvaise personne. Une créature
malsaine.
Avancer seule sans se faire
tenir la main
Avec
le dévoilement de mon diagnostic, j’ai continué ma quête afin de me comprendre davantage.
La vie sociale, les relations humaines, les dynamiques de groupe sont devenues
mes intérêts particuliers. Comme tout autiste, je cumule alors une masse
intense d’informations sur mes sujets qualifiés scientifiquement
« d’intérêts restreints », terme qui m’apparaît éminent réducteur
dans les circonstances. J’ai alors progressé énormément depuis quelques années
au niveau de ma manière d’aborder les gens et de maintenir les contacts. Mais
ce développement autodidacte est récent. J’avais donc, comme je disais
précédemment, appris ce qu’il faut éviter de faire. Je n’avais dans le passé qu’une
technique et demie pour m’exprimer : battre lâchement en retraite, mon
option favorite, ou attaquer occasionnellement de front, en ligne droite avec
effronterie et sans filtre social. Maintenant, je comprends davantage ce qui
doit être fait et la manière de communiquer.
Dans
mon application des connaissances sociales récentes, j’ai appris à cerner plus
précisément ce qui est acceptable. Mais il y a de nombreux pièges qui pointent
leur nez lors d’interactions. Il y a évidemment toujours des imprévus, ce que
je ne tolère pas, car j’aime voir venir à l’avance et des réactions hostiles
non annoncées sur lesquelles je n’ai aucune emprise. Ce qui rend le
développement social le plus complexe est que tout s’articule sur des contextes
éminemment variables, que certaines paroles et certains actes coulent bien avec
un individu disposé et bénéficiant d’une bonne journée alors que les mêmes phrases
et actions seront repoussées vertement par une personne contrariée par soi ou
par une situation extérieure. Le mode d’emploi du « bien faire »
devient donc instable et les réponses d’autrui se déclinent dans une fourchette
quasi infinie de réactions fortuites. Pour moi, faire la différence entre le
bon et le moins bon relève d’un casse-tête qui dépend moins de l’instinct et de
l’émotif que de l’analyse intellectuelle et rationnelle.
Par
contre, plus je développe des aptitudes sociales, plus je me « conforme »
aux attentes des personnes que je côtoie et qui ne me savent pas autiste, plus
un autre piège létal se referme sur mes doigts. Comme on me perçoit d’un
premier regard comme étant « normale », la barre des attentes se
hisse vers le haut et chaque avancée de ma part m’oblige à cheminer vertigineusement
en terrain acide. Cette apparence de normalité devient davantage une
problématique qu’un avantage.
Interventions et conformité
à la normalité
Personnellement,
je suis impliquée dans la sensibilisation depuis mon diagnostic. J’ai ainsi eu
l’opportunité de côtoyer de nombreux parents et adultes, ce qui m’apporte une
vision d’ensemble plus grande que ma seule expérience isolée. Je vois ainsi
différents commentaires, réactions et constats sur les interventions faites
auprès de la clientèle autiste.
Une
expérience qui m’a particulièrement interpellée a été faite par l’organisme Autisme
Montérégie. Des parents ont été conviés à être cobayes lors d’une intervention
en ABA au cours de laquelle ils étaient ainsi placés dans la situation de
l’apprenant où se retrouve l’enfant. La réaction des parents a été de ressentir
énormément de pression et de contraintes sur une intervention particulièrement
intensive. Plusieurs ont dit se sentir assaillis et que la seule raison pour
laquelle ils ont réussi à contenir une attitude offensive face à l’intervenant
invité était qu’ils avaient une retenue sociale et savaient qu’ils ne devaient
pas se rebiffer. Par contre, cette expérience nous permet de réaliser que pour
l’enfant autiste qui n’est pas conscient des enjeux en cours lors d’une séance,
sa réaction peut être défensive et opposante. Elle est alors confondue à tort
avec de l’agressivité, puisqu’elle est une réaction d’anxiété hors de son contrôle.
Il est déstabilisé.
Un
autre point qui m’interpelle particulièrement est que les interventions
actuelles sont trop souvent basées sur la « normalisation » et la
standardisation de l’autiste, sans tenir compte de sa structure propre et de
son développement atypique et alternatif. La personne autiste a des connexions
neuronales différentes, son accent est davantage sur les détails des situations
et ses besoins sociaux sont habituellement moindres que ceux de ses camarades
non autistes. L’autiste doit bénéficier d’un plus long laps de temps seul pour
recharger ses réserves énergétiques, disséminées par les surcharges
sensorielles, l’agitation perpétuelle dans son environnement, les stimuli
visuels, les non-dits… Il a besoin de se réguler dans la tranquillité. Cette
socialisation forcée (regard dans les yeux, etc.) amène une anxiété
supplémentaire, peut être souffrante et peu constructive pour lui. Il serait
plus avantageux pour lui de voir à améliorer sa qualité de vie et non de
camoufler ses caractéristiques et sa manière d’être pour rendre sa différence
invisible.
Miser sur les forces de
l’autiste
Pour
moi, un grand questionnement demeure au niveau des interventions et de
l’intégration des personnes autistes : pourquoi s’entêter à les
« rendre comme les autres? ». Cette demande irrationnelle pour la
personne autiste, qui est souvent moins encline à suivre les tendances et à
imiter les autres, crée un sentiment d’incapacité et d’inadéquation pour elle.
Il
serait alors plus intéressant de viser à l’équiper mieux pour bien fonctionner
en société selon ses capacités et selon les besoins sociaux de base. On
pourrait ainsi lui permettre de développer ses aptitudes de communication et de
gérer ses surcharges sensorielles afin de lui permettre d’avoir un parcours de
formation et une intégration sur le marché du travail qui soient satisfaisants
et qui lui permettraient de s’épanouir comme tout individu. Mais pas en lui
imposant des règles ne correspondant pas à sa nature propre, tout comme la
petite conversation autour de la machine à café le lundi matin pour bavarder
week-end en famille et recettes populaires.
On
demande actuellement à l’autiste de se conformer à un code de langage qui ne
lui est pas naturel, sans lui donner un mode d’emploi qui fait du sens pour
lui. Un apprentissage par cœur des attitudes à adopter ne lui permet pas la
souplesse nécessaire pour s’adapter aux différents contextes de la vie. Pour
bien connecter avec lui, il me semble nécessaire de faire une partie du chemin
dans sa direction et de parler davantage son langage, au lieu de lui imposer
d’avancer dans une société qui lui est étrangère et hostile. Il marche sur du
sable mouvant sans aucune perche sur laquelle se raccrocher.
En
utilisant ses champs d’intérêts spéciaux, on peut l’ouvrir davantage au monde
et l’intéresser à ouvrir ses horizons. À la base, la personne autiste arrive
tout équipée avec des acquis intéressants que beaucoup de personnes non autistes
tentent de se réapproprier quand elles font du développement personnel :
franchise, honnêteté, transparence, capacité à trouver des solutions
alternatives autres que celles préconisées par les standards normaux, recherche
et découverte de ses passions réelles.
L'élément
qui a fonctionné avec justesse pour moi, en réponse à mes nombreux échecs,
c’est lorsqu’on m’a enfin restitué la permission de rester moi-même le plus
possible et qu’on a fait preuve de tolérance face à mon atypisme. Sensibiliser
les gens dans mon environnement, dans la mesure du possible et grâce à une
ouverture d’esprit sincère de l’autre, m’a permis de réduire la pression de
normalisation directement dirigée vers moi.
Je
crois vraiment qu’il faut rejoindre l’autiste, l’ouvrir au monde et lui
apprendre l’autonomie et l’art de communiquer ses besoins et ses sentiments.
Mais cet apprentissage se fait un petit pas à la fois, en prenant le temps de
bien intégrer les nouvelles données avant de passer à l’étape supérieure. Trop
de pression, trop d’informations à assimiler et à mettre en place dans un
espace de temps restreint ne fait qu’augmenter le stress et l’anxiété.
Personnellement,
avec mon intervenante actuelle, nous avons pris un accord. Elle a connu par ses
expériences professionnelles d’intégration d’élèves et vu que de trop chercher
à changer ses jeunes autistes ne les rendait ni plus heureux, ni plus intégrés.
Ils se marginalisent encore plus par rapport à leurs trop bonnes manières non
adaptées aux situations « cool » de la vie contemporaine. Elle m’a
donc donné une mission : prendre le meilleur de moi-même et devenir une
Asperger 5 étoiles. Je n’ai jamais aussi bien cheminé que depuis qu’on m’a
octroyé cette douce bénédiction.
Bonjour Marie-Josée, et merci beaucoup pour avoir relaté ton histoire ainsi que tes opinions sur la normalisation.
RépondreEffacerMon parcours est assez similaire au tien, et ce n'est pas un hasard que nous en arrivions aux mêmes conclusions.
Une expérience décisive pour moi a été de prendre conscience que j'étais normal lorsque j'étais avec d'autres personnes autistes.
Je suis sorti du placard diagnostique fin 2016 et je ne me cache donc plus d'être autiste (je suis kiné), et je commence, petit à petit, que lorsque je suis avec des gens non-autistes mais qui m'acceptent
comme tel, je me sens aussi, dans une certaine mesure, normal. Je continue pour l'instant néanmoins à penser que nous sommes mieux entre nous ;-)
À+
Bonjour prevenez-moi si vous passez par Paris, un jour !
RépondreEffacerMerci mour ce partage d experience. Je me reconnais dans de nombreux points de votre parcours. En effet votre intervenante à bien raison, je suis plus a l aise dans ma vie perso, sociale et pro depuis que je developpe mes potentiels aspies (sans le savoir). Je decouvre depuis peu cette specificité psychique et je dois dire que ma vie en est boulversee, c est l aboutissement d une quête de 24 longues années à chercher à comprendre pourquoi on me dit que je suis "fou".
RépondreEffacerPourtant si ma folie s appelle aspie elle s est plus souvent identifiée sous les mots original, atypique, marginal jusque dans la marge...
Je me documente donc beaucoup sur cet état de l être dont je suis devenu un expert sans le savoir tant j ai cherche à definir et comprendre ce qui me rendait le terrain social si glissant. Inspiré par les interactionnistes et situationnistes j ai utilisé des méthodes universitaires pour décripter le réel qui m entoure...de sorte que j etais de bon conseil pour mon entourage mais jamais pour moi même!
Habitant près de toulouse je souhaite rencontrer d autres aspies attires par les echanges et partages d expérience.
Le soleil brille pour tout le monde.
Bonne chance à toutes et à tous
Rapha09