« Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé
d’en pleurer »
- Beaumarchais (Le
barbier de Séville)
1. J’aligne, tu n’alignes pas, il n’aligne
pas… enfin bref, eux, ils n’alignent pas!
L'alignement me permet de mettre mentalement de l’ordre dans
cet univers plein de chaos où j’ai l’impression de m’engouffrer à chaque pas
dans une marmite goinfrée à ras bord de pouding au chocolat ou de crème de
tapioca. Pour moi, tout doit se présenter dans un ordre rigoureusement logique.
Un objet déplacé ou des documents détournés de leur ordre chronologique et je
vis dans ma tête une guerre civile entre mes populeux neurones émoustillés. Je me
fige ou je panique. Je piaille ou je me ronge l’intérieur des joues.
Chaque jour, je replace au travail mes documents dans de très
droites piles qui ne doivent surtout pas s’entremêler ou être trop
désalignées : urgent, moyen urgent, à faire quand j’ai le temps, en attente
d’une réponse extérieure. Si on me confie un inaccoutumé bout de papier, je
dois le ranger à sa nouvelle place désignée. Ce qui est déjà exécuté est
derrière moi, ce qui est à travailler est bien en vue, tout rassemblé, si
possible dans des dossiers étiquetés. Tout doit inexorablement se retrouver
dans l’ordre où les actions seront exécutées dans la réalité. L’extérieur doit
refléter mon ordre mental intérieur et vice-versa.
Il en va de même pour ma routine du soir, lorsque le
maquillage défraîchi doit quitter définitivement mon visage. J’aligne
tout : produits pour verres de contact et étui, huile démaquillante pour
les yeux, crèmes contour et visage et gel d’aloès qui vient sceller le tout. Je
ne peux m’exécute que si chaque objet est en rang d’oignon, le lavabo à ma
droite, les objets en ordre exact d’utilisation à ma gauche. Un objet n’est pas
là et je dois les recompter avant de commencer les travaux de décapage.
2. Sur la table… je place, tu déplaces…
Aligner pour mettre de l’ordre est une chose, mais les
catégories ont également leur utilité pour moi. Tout comme je trie tout dans
mon cerveau, la grande table de la cuisine, qui me sert également d’îlot de
travail, doit refléter un ordre où je risque de ne pas m’égarer à tout jamais.
Mon conjoint étant délicatement plus bordélique que moi, j’ai parfois le
sentiment de tomber dans un grand trou noir quand je me retrouve devant l’étalage
éclectique qui s’agite devant mes yeux.
Les objets épars, des petites notes de papier manuscrites,
une facture de livraison de pizza, une vieille ampoule brûlée, tout ce déploiement
sans ordre devient une cacophonie visuelle que je dois réparer dans la
milliseconde pour ne pas craquer en mille morceaux. Quand tout est en désordre,
je dois impérativement reclasser comme une vraie maniaque, à une vitesse
vertigineuse, comme devant le compte à rebours d’une bombe fatale.
Si tout est fouillis, je ne visionne plus rien. Je ne
parviens pas à discriminer les articles importants pour moi de ceux qui traînent
sans le moindre impact pour le futur immédiat. Je risque donc d’oublier
d’apporter un objet essentiel lors d’une sortie. Voilà pourquoi dès que l’homme
a semé tous ses biens sur la grande table, je fais deux tas : le sien et
le mien. Et les deux ne doivent pas se toucher, tout comme dans mon assiette,
les pommes de terre ne doivent pas frôler amoureusement le riz pilaf. Un large
fossé doit les séparer sinon mon cerveau risque fort bien d’imploser et je
quitterai la maison en oubliant le plus important.
3. Des rencontres du 3e type avec de
nouveaux objets tu vivras
Tout objet qui présente un bout de matière solide, même si
je l’ai sélectionné moi-même, est d’emblée suspect. Tout d’abord, il arrive à
la maison, emmitouflé dans un sac croustillant, dans une cubique boîte et
parfois également étranglé de formes découpées de styromousse. Il est neuf, il
n’est pas familier, il occupe un espace vide. Bref, il détonne quoi. C’est un
étranger qui s’insère insidieusement dans mon univers habituel. Je dois le
reluquer durant de longues périodes pour enregistrer sa présence dans ma tête.
Plus il est complexe, plus son intégration est prolongée. Un
vêtement, ça va, il arrive, je lui présente un cintre, je le départis de ses
étiquettes bigarrées… Non, pas si vite, une minute. En réalité, nouveau
vêtement, jumeaux souliers ou autre objet non technique se retrouvent toujours
plus ou moins condamnés à une quarantaine nécessaire à leur assimilation.
Actuellement, un nouveau chemisier noir gît derrière la
porte de la salle de bain, pendouillant mollement à un crochet et assidûment,
dès que je le croise, je l’examine. Ensuite, quand il aura été porté, il ne m’émouvra
plus. Dès que j’aurai repéré ses particularités et assimilé ses reflets et
textures, il pourra faire partie de la famille.
Plus l’objet est complexe, plus son intégration est hasardeuse.
Il me faut renifler frénétiquement les quatre coins de la boîte, défaire cette
dernière sans la réduire en 1 002 pièces microscopiques (vive la motricité
pas fine!), rester concentrée sur le manuel explicatif, puis transpirer 26
litres de liquide acide. Nouvel ordinateur portable, imprimante multifonction
ou meuble à monter, je lui balance des regards glaciaux comme à une tante
impolie qui s’incruste pour se faire inviter à dîner. Mon conjoint est empressé
d’ouvrir les boîtes, de faire les installations requises, mais moi, je repousse
hardiment toute tentative permettant au petit nouveau de se faire une place à
lui, sur le mini-classeur noir ou dans le coin gauche. Plus il est difficile d’utilisation,
plus il vit longtemps, avachi dans l’ombre, en contention entre ses mousses
synthétiques préformées et ses sacs d’emballage.
4. Une inspection minutieuse d’un territoire
imposé tu feras
Découcher de la maison, même à simplement quelques dizaines
de kilomètres, devient une expédition énergivore digne de la montée du
Kilimandjaro. Dès que les valises touchent le sol étranger, je me mets en mode
prospection, comme un chien renifleur entraîné par le corps policier en
recherche d’éléments suspects. Je dois tout visiter, inspecter chaque tiroir ou
armoire se présentant à portée de main, essayer névrotiquement chaque interrupteur
pour déterminer qui allume quoi et s’il y a des gradateurs. Je détecte où sont
serviettes et les verres de plastique, je tapotte les petites bouteilles de
shampoing et de savon fournies, j’ouvre les robinets et j’écoute le bruit de
l’eau qui coule.
Pendant que l’homme se prélasse en pieds de bas sur le lit,
maniant de main de maître la télécommande, je m’épuise à me refaire une carte
intérieure et des points de repère précis. Où est mon peigne ou ma brosse à
dent? À la maison, la question ne se pose pas. Mais ces valises et sacs de
voyage font des empilages impossibles d’objets loin de leur lieu de résidence
habituel. Car même les plus familiers ne sont pas dans leur secteur
habituellement attribué.
Sans arrêt, je repasse partout, m’efforçant de tenir les
lieux impeccablement propres.
Évidemment, je fais des alignements encore plus quand je ne
suis pas chez moi, anxiété oblige. Je m’affaire à réviser l’emplacement de chaque
objet, je cours, je crie d’un bout à l’autre de la chambre comme si une guêpe
me traque. Je me cherche sans arrêt et je révise une fois de plus l’ensemble des
lieux. Parfois je bogue, je reprends la séquence à partir de ses prémisses, car
je n’arrive pas à enregistrer à court terme où se situent mes choses. Alors si
je ne vois pas sous mes yeux l’objet convoité, je suis convaincue de l’avoir
égaré à tout jamais. Et encore une fois, je crie!
5. 1 000 fois trop précise tu seras
Pendant d’éternelles années dans ma vie professionnelle, on
s’est bien amusé de ma manière trop précise de griffonner des messages
téléphoniques. Arrondir n’est pas dans ma personnalité intrinsèque. Alors si un
appel se conclut à 8:22, 11:47 ou 13:01, je l’indique ainsi. C’est exactement
ce que je rédigeais sur les blocs messages couleur rose tendre ou jaune maïs
soufflé au grand amusement de mes supérieurs immédiats et collègues.
Aujourd’hui encore, même si au boulot il ne m’est plus requis
de transcrire des messages pour d’autres individus, lorsque je dois prendre une
note d’un contact ou d’une entente prise au téléphone, dans les documentations
annotées pour moi-même, il m’est impossible de ne pas annoter à la minute près
l’heure murmurée à grands chiffres analogiques sur mes notes personnelles. Pour
moi 11:43 ne peut se transfigurer en 11:45, même si l’impact négatif sur ma vie
se retrouverait entièrement nul.
6. Je suis ordonnée, tu … bon, on connaît la
chanson!
Si tout n’est pas chronologiquement colligé dans mon agenda
et dans ma tête, rien ne se passe. Il est impératif que si je dois poser une
action, rejoindre une personne à un rendez-vous, exécuter une tâche, celles-ci
doivent se retrouver dans l’ordre d’accomplissement dans mon agenda. Sinon, je
me fige, je me raidis et je fais une erreur 404 tout de go.
En cas d’imprévus ou d’incapacité à réaliser l’action
requise une journée x, il me faut réorganiser, effacer ce qui est rédigé à la
mine sur mon agenda, remettre tout dans un ordre maniaque et selon la logique d’exécution.
J’ai un sens de l’organisation si minutieux que je peux transmuter un chaos en
rang d’oignon et rendre le flou très concret. Mais tout doit être clair,
lisible et compréhensible par un gamin de 3 ans ½, sinon, je passe mon tour. Et
plus rien ne fonctionne correctement.
7. Te lever du pied gauche en premier tu feras
Pour monter une marche d’escalier, grimper sur un trottoir
cimenté ou parfois même m’insérer dans une pièce, je dois le faire
invariablement du pied gauche en premier. Pourquoi? Je ne le sais point. Est-ce
parce que je suis une fausse droitière, donc par définition une vraie gauchère
devenue un peu gauche dans cet amalgame? Toujours est-il que si le pied droit
se retrouve dans une position plus avantagée pour produire ledit geste, je
ferai un petit pas, une esquive, ou même une pause pour me réaligner, tout pour
que ce soit le petit peton gauche qui soit le dignitaire qui entre en premier,
suivi de son second « l’autre » pied.
8. J’écoute Seinfeld chaque jour, tu n’écoutes
pas, il n’écoute pas et ainsi de suite!
La révélation qui suivra vous paraîtra sans doute un
tantinet maniaque, voire obsessive. Par un étrange hasard, j’ai découvert la
série américaine Seinfeld. Au retour du boulot, en 1996, j’ai allumé la télé et
je suis tombée sur une abominable traduction française qui m’a fait dresser toute
ma pilosité crânienne à la verticale. Sitcom américaine traduite, tu
n’écouteras point, qu’on se le tienne pour dit. D’abord, je savais
théoriquement que cette série était un franc succès aux États-Unis. Curieuse,
j’ai écouté alors en version originale anglaise. Humour absurde, situations
sociales impossibles, difficultés relationnelles et questionnements sur le sens
des comportements humains, j’ai été instantanément conquise. J’ignorais à
l’époque que 16 ans plus tard, l’autisme allait me dévoiler ce qui m’attirait
autant dans cette série.
Je me suis procuré les coffrets DVD des 9 saisons de la
série. Depuis près de 10 ans, j’écoute chaque soir avant de m’endormir un ou
deux épisodes. Pour bien mettre Hamsterdam (mon hamster mental) à off. Quand j’ai
terminé de visionner le dernier épisode, je redémarre au pilote et la boucle
tourne sans fin, nuit après nuit, semaine après semaine et année après année.
Fait amusant : Jerry Seinfeld a déjà évoqué dans certains
médias qu’il pense être sur le spectre autistique[i].
Son comparse, Larry David, de par certaines entrevues où il mentionne notamment
que lors de conversations sociales il se demande s’il serait convenable de s’enfuir,
n’en semble pas moins me ressembler sur plusieurs aspects personnels.
9. Pour Longueuil, toujours la même sortie d’autoroute
tu utiliseras
La ville de Longueuil me terrifie tout autant que Montréal.
Il me semble m’engouffrer à chaque fois dans un tumulte que mes sens ne
parviennent ni à gérer ni à décoder. Pire, sa proximité avec la métropole me
fait l’effet d’un aimant et il m’est arrivé à plus d’une reprise, seule ou avec
l’homme, de rater la dernière sortie et de me retrouver de l’autre côté du
fleuve, avalée vivante par la grande ville, ses bruits et son tumulte.
Alors, j’ai trouvé une savante parade pour m’éviter les
surstimulations de l’effrayant et trop voyant boulevard Taschereau qui semble
être la voie principale incontournable : sortir invariablement par le
boulevard Édouard. Peu importe où il m’est requis de me rendre dans Longueuil,
cette unique sortie, discrète et ne menant un peu nulle part est mon sauf-conduit.
Même si je dois me rallonger de 30 minutes par de minuscules rues positionnées
de manière bizarroïde, toute raison m’est valable d’éviter le boulevard Taschereau,
ses affiches commerciales clinquantes, ses trop nombreuses voies de circulation
et un trafic plus étourdissants qu’un manège de fête foraine.
Je conclus…
Ma vie est parsemée de ces petites manies rigolotes ou
agaçantes depuis ma plus lointaine enfance. Aligner des jouets pouvait s’avérer
plus important que de jouer avec eux, de les bousculer, de les abîmer ou de risquer
de perdre leur trace derrière le frigo ou sous un sofa. La répétition des
gestes, la précision de l’ordre des événements et des actes à poser est ma
manière personnelle de ne point échapper tous mes moyens face à l’inconnu. Car
la vie quotidienne pour moi est une vaste jungle où je peux me faire dévorer à
tout instant. Il m’est donc vital de semer des petits cailloux pour ne pas m'égarer
de mon chemin.
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