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Je me suis
longuement questionnée à l’effet que j’ai toujours eu la sensation d’être
inadaptée en société, exactement comme si j’étais téléportée accidentellement
dans une culture étrangère à la mienne, sans en comprendre ni le langage, ni
les usages. Depuis quelques années, je me suis penchée sur la source de ces
différences et de cette difficulté continuelle d’adaptation. Bien évidemment,
si je déménageais au Japon, je pourrais apprendre par des lectures appropriées
ou par de judicieux conseils comment me conformer aux attentes sociales qui me
seraient imposées par le peuple nippon. Mais curieusement, comment puis-je être
aussi démunie alors que je suis dans mon pays d’origine, que je ne l’ai jamais
quitté, avec des parents et une famille de même culture, entourée de pairs tout
aussi similaires? Mais qu’ai-je donc raté?
Par curiosité,
j’ai cherché une définition simple de la socialisation. Je me suis tournée vers
Wikipedia (tout de même utile quand on cherche une réponse rapide et concise).
Je vous cite des éléments qui m’ont interpelée fortement :
« […]
En effet, l'apprentissage des normes et des rôles est également le résultat
d'un contrôle social quotidien et répété : la
vie en société expose sans cesse l'individu à des jugements de conformité, et
aux sanctions — positives ou négatives — qui en découlent, du sarcasme aux
amendes, en passant par les remises de peine et les compliments. (…) En outre,
la socialisation peut être le résultat de transmissions inconscientes,
c'est-à-dire inconscientes non seulement pour l'individu à socialiser, mais
aussi et surtout pour les individus qui le socialisent. »
Juste à
lire ce qui précède, j’ai failli me décrocher la mâchoire (je l’ai déjà fait en
2005, je ne le recommande à personne). Oui, je savais déjà une partie de tout
ça par mes expériences récentes et par mes lectures. Aussi, grâce à la
vulgarisation salvatrice d’une intervenante spécialisée à qui je dois presque
la vie, car elle m’a fait comprendre l’essentiel de ma culture autistique en
parallèle avec la culture typique qui m’entoure. Mais tout de même : où
étais-je durant toutes ces décennies? Qu’ai-je absorbé des milieux de vie qui
m’ont accueillie? Car soyons clairs, je n’ai rien appris par imitation. Jamais.
Je suis donc incapable de fournir le comportement socialement attendu, à moins
qu’il me soit très rationnellement expliqué et que j’en comprenne une logique
qui me rejoint…
Les gens
sont donc modelés, jours après jours, en partie au niveau inconscient. Ils
apprennent à entrer dans le moule et si un doigt ou un orteil se glisse à
l’extérieur, on resserre un peu les côtés, jusqu’à ce que la forme se module, et
en laisse dépasser le moins possible. Celui ou celle qui n’entre pas dans le
moule se verra molesté publiquement ou, du moins, mis à l’amende. Voilà qui
explique tous ces regards désapprobateurs si je pleure dans le mail aux Promenades
Saint-Bruno. Pleurer en public, oui, je pourrais le faire, mais à condition
d’être au salon funéraire ou en train de regarder un film dramatique dans une
salle où tout le monde pleurniche à l’unisson. Moi, je n’ai pas peur de pleurer
en public pour des peccadilles ou de l’angoisse, ni d’exprimer ma colère sans
retenue, même devant le pape, et pas davantage de grogner ou de smasher verbalement quelqu’un qui se
trompe, même si c’est le président d’une grosse compagnie. Peu importe qui et
peu importe où.
Car
apprendre les règles du bon comportement, ce n’est pas tout! Pourtant, nous
sommes capables de suivre des règles claires : le Code de la route, les règles
de politesse si elles sont raisonnables et logiques, manger des Smarties et
garder les rouges pour la fin… Mais en plus, il faut apprendre à s’ajuster
selon le contexte, car ce qui est bon samedi après-midi en sirotant un bon
cappuccino vanille devant la très maternelle tante Georgette n’est pas valide
lundi matin devant Monsieur ou Madame Patron qui s’en va en réunion et est en
retard. Et tout dépend de la réceptivité générale de la personne face à soi. Et
de sa réceptivité du moment (elle vit des choses, hélas, elle aussi). Et de sa
sensibilité générale à certains sujets. Et des expériences difficiles de sa vie
et de la façon dont elle les a surmontées ou pas. Et de l’activité qu’elle est
en train de faire au moment précis où on s’adresse à elle. Tout comme de notre
degré d’intimité avec cette personne. Puis de notre degré d’intimité avec la
personne par rapport au sujet à traiter. Et de l’heure du jour. Et de la météo.
Comme ces temps-ci il pleut beaucoup trop : voilà qui rétrécit de beaucoup
le champ de réceptivité humaine.
Également,
il y a dans cette socialisation des codes sociaux non-dits et non-écrits. Il
semble que tout mon entourage ait reçu le non-mémo non-dactylographié et qu’on
ait oublié de m’en fournir une non-copie. Comme par exemple, qu’il faut faire
semblant que tout va bien même quand une peccadille nous ronge vivement à
l’intérieur, que l’on vient de subir un échec grave ou que nous nous sentons
vulnérable dans une certaine situation. Mon non-verbal (quand il daigne se manifester)
me trahira et dira tout fort que ça ne va pas, mais pas du tout. Mon ton de
voix et mon agitation aussi. Je pourrai perdre patience devant les mauvaises
personnes, dire des paroles inappropriées.
Il m’est
parfois périlleux, dans le même ordre d’idée, de reproduire d’autres règles non
écrites et souvent non rationnelles, spécifiquement si pour moi, elles ne font
pas de sens. Le mensonge blanc est particulièrement difficile à cerner. Pour
donner un exemple vécu durant l’adolescence, j’avais une amie dont la sœur
était rondement enceinte. J’étais en visite chez elle lorsque sa sœur est
arrivée, vêtue d’une robe à larges fleurs. Tout le monde s’est alors empressé
de la complimenter en chœur sur sa nouvelle acquisition, tel un troupeau de
nageuses synchronisées en pleine compétition olympique. Comme je ne disais rien
et j’étais la seule dans ce mutisme dérangeant, on s’est tourné à l’unisson
dans ma direction et on m’a demandé de déverser un doux éloge de mon cru. Donc,
vous savez sans doute que le comportement attendu est de dire que la robe est
belle et qu’elle lui va à ravir, peu importe la véritable opinion.
Évidemment,
nous sommes en présence d’une femme enceinte et d’une dynamique de groupe qui
va dans un unique sens, soit celui du compliment sans retenue. Et bien moi,
non, franchise étant de mise comme avec tout bon aspie, j’ai tout simplement
dit que je n’aimais pas la robe et que je l’ai déjà vue avec d’autres plus
belles. Si vous êtes Asperger, vous hochez de la tête en disant : « C’est
ok, elle a été honnête, c’est parfait non? » Si vous n’êtes pas Asperger
ou autiste, soit vous riez, soit vous cherchez encore quelle araignée m’a
piquée ou si on n’a pas mis du gin dans mon biberon quand j’étais poupon. Mais
ces choses-là, on ne nous les explique pas. Elles sont infusées dans le cerveau
du genre humain par un processus qui ne prend pas sur les gens comme moi. Je ne
suis pas pour autant stupide, car même en y réfléchissant avec ardeur, je
trouve que la franchise est bien meilleure… Ne murmure-t-on pas dans les
sombres corridors que les gens honnêtes sont admirables?
Oui, même
si la masse n’est pas uniforme, il y a des attentes de comportements sociaux
normalisés (et non dits). Et on attend une certaine attitude en général et
l’individu typique non averti se sent démuni lorsqu’on n’agit pas selon ces
normes préétablies. Comme l’autiste ne saisit pas ces normes non écrites et
souvent non rationnelles pour lui, il ne les appliquera pas ou ne saura pas
quand ou comment le faire correctement. En bonne partie, car il ne connaît pas
leur existence ou leur utilité véritable, soit de cimenter les relations
interpersonnelles. Et tout ça n’a rien à voir avec un manque d’empathie ou un
manque de respect volontaire. J’ai découvert l’existence de cette réalité sur
le tard, il ne me serait jamais venu à l’esprit qu’il y avait un mode d’emploi
caché auquel je n’avais pas eu accès. Et la majorité des gens ne remet jamais
ces règles en question, car elles font partie de la normalité et que tout le
monde fait comme ça. Point-virgule. C’est la vie. Même si parfois ces règles
sont totalement insensées.
Donc, pour
nous, autistes de bonne volonté, la socialisation ne s’apprend pas sur le tas,
même si nous sommes exposés aux autres durant une période de temps équivalente
et dans les mêmes situations sociales. J’ai compris dernièrement que la
socialisation est une matière « cachée » dans le cursus scolaire, et
qui ne figure jamais sur les horaires entre les maths et la géographie. Si elle
avait été cédulée entre 10 h 45 et 11 h 30 sur la grille,
en toutes lettres, il y a fort à parier que j’aurais pu obtenir de bien
meilleurs résultats. J’ai même sursauté en écoutant une émission de télé, il y
a quelques temps, où une pédopsychiatre disait qu’il fallait maintenir à tout
prix l’intégration scolaire des enfants autistes, parce que « tout le
monde apprend par imitation à un moment donné ». Je crois qu’elle n’a pas
dû discuter sérieusement avec beaucoup d’autistes dernièrement…
Personnellement,
j’ai commencé à intégrer la socialisation à la suite de plusieurs lectures et
maintes observations, questionnements et enseignements auprès de d’individus
typiques patients de mon entourage. J’ai réussi à comprendre les bases de
fonctionnement de la société et à les rédiger pour mon propre développement. Je
les utilise et j’apprends à m’adapter grâce à ces connaissances tout d’abord
théoriques. Plus je les intègre, plus elles sont faciles et agréables à
appliquer. Mais je ne perds pas de vue que les individus typiques vivent ainsi
naturellement : ils savent à quelle distance se placer les uns des autres
durant une conversation plus ou moins intime, ils savent à quel instant crucial
regarder leur interlocuteur, ils savent suivre le fil de la conversation sans
la rompre trop abruptement, du moins la majorité du temps. Car personne,
autiste ou non, n’est à l’abri d’une maladresse sociale.
Ce qui est
le plus difficile dans ce non-apprentissage naturel de la socialisation, c’est
que l’autiste ne fera pas « comme il faut » et qu’on le lui
reprochera. Souvent, il ne saura jamais ce qui n’était pas adéquat dans son
comportement et ce qu’il aurait dû faire à la place. Si on ne lui explique pas,
jusque dans le petit détail, il n’intégrera pas cette connaissance. On ne
comprendra pas toujours pourquoi il n’applique pas d’instinct des comportements
« normaux » comme son frère ou sa sœur cadette. Mais pour l’autiste,
il faut que tout soit rationnel et prévisible, sinon c’est l’anxiété et la
déstabilisation. Puis le risque de la crise. Cette crise qui sera une nouvelle
source de mésentente. Mais les gens sont tellement imprévisibles pour nous et
les règles tellement flexibles selon l’heure du jour et le cycle de la lune… C’est
comme vivre en permanence dans des montagnes russes sans pouvoir en descendre.
Donc, il y
a deux mondes au niveau socialisation, celui des personnes typiques et celui
des personnes vivant avec un trouble du spectre autistique. Et chacun est
déstabilisé si l’autre monde le surprend. Et entre en ligne de compte le
jugement, ce jugement auquel sont aussi soumis les parents d’enfants autistes
lorsque leur enfant « ne fait pas comme il faut » en public, ce
jugement que vit le petit garçon qui s’isole dans un coin à la récréation au
lieu de jouer avec ses camarades, ou de l’adulte qui, au travail, ne va pas aux
dîners d’anniversaire ou qui ne salue pas ses collègues avec enthousiasme le
matin en entrant au bureau…
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