Dans ce texte, je ne parlerai
pas de deuils ou de tous les éléments émotifs traditionnels reliés à la perte d’une
personne de la famille immédiate. Je vais expliquer ce que l’autisme m’apporte
en bonus, à additionner au déjà complexe défi de faire face à un décès. Ce
ressenti est également celui d’une enfant, puis d’une adulte autiste face à
divers lieux publics où les obligations sociales peuvent peser lourdement.
Les
rites funéraires, les longues veillées au corps dans de sombres salons affectés
à cette tâche, les bavardages sociaux dans une pièce où gît le corps du défunt dans
son coffret paré de velours font partie de mes souvenirs depuis la toute petite
enfance. Ma mère et mon père étaient des individus impliqués dans maintes
organisations caritatives et les visites en ces très sérieux lieux faisaient
partie de ma vie, dès mes premières années. Il fallait rendre hommage à toute
personne nous ayant récemment quittés selon ma génitrice, même si les liens
étaient tissés très peu serrés avec cette dernière.
Ma
mère me traînait en m’empoignant très fortement la main, me faisant faire le
piquet dans des îlots d’adultes très grands et très entassés. J’étais une
petite pierre perdue et encastrée, au milieu de Stonehenge ou de tout autre monument
vertical vertigineux. Je me sentais littéralement étouffée et je suffoquais
avec toutes ces grandes personnes debout, tout autour de moi. Je me remémore de
nombreuses crises hautement sonores, suppliant ma mère de rentrer à la maison,
de quitter ces lieux si pénibles pour moi, je pleurais et je me tordais, prise
d’une douleur impossible pour moi à identifier à l’époque. Je ne pouvais nommer
cette anxiété d’être parmi des étrangers, agressée par mille cent trente-deux
bruits insolites, des effluves entremêlés et des bousculades involontaires de
toute part. Tantôt, un rire gras me faisait sursauter, puis ces gens parlant
trop fort m’écorchaient les tympans.
Récemment,
ma mère est décédée. En m’insérant pour la première fois dans le salon au tapis
moelleux, je suis automatiquement assiégée par l’odeur envahissante des multicolores
bouquets de fleurs entourant le cercueil. Cette odeur qui ne me quittera pas
durant les 6 heures de veille le jeudi et l’heure et demie du lendemain. Cette
odeur qui vient se conjuguer à celle de l’odeur de l’hiver quand les gens
entrent dans le lieu sacré, les bottes pleines de neige, qui se caramélise avec
les parfums et senteurs corporelles de chacun. Dès les premiers instants, je me
sens nauséeuse et chaque minute, chaque nouvelle personne apporte sa fragrance
personnelle à l’ambiance générale.
Je
suis la cadette dans ma famille et l’écart d’âge avec mes frères et sœur est
suffisamment considérable pour que mes cousins et cousines ne me connaissent
pas, car nous n’avons pas été gamins à la même époque. Alors, je ne connais
presque personne. Mais chacun me serre la main, m’appose la classique bise, me
souhaite ses condoléances. Les barbes rugueuses s’insèrent entre les joues
soyeusement fardées, comme un chapelet qu’on égrène sans fin, à la queue leu leu.
Et des visiteurs, il y en a beaucoup. Moi, je n’aime pas que les étrangers me
touchent, la proximité physique m’est douloureuse si elle n’est pas accompagnée
d’une affection sincère, même basique. Alors, je me redresse, je me crispe un
peu et j’attends que le baiser sur les deux joues se termine enfin. Mais une
autre paire de bises m’attend à tout instant imprévu. Des mains sur mes
épaules, des regards à soutenir un peu, un minimum. Tout se répète sans trêve comme
le supplice de la goutte.
Une
dame pleine de bonté me parle doucement et me retient la main. Je ne parviens
pas à déchiffrer ses paroles, car 95 % de mon cerveau est préoccupé par
cette obsession infernale : comment récupérer mes 5 doigts et ma paume en
entier dans le délai le plus bref ? Alors, j’observe sa pression qui retient ma
main en fourreau. Dès que je détecte un relâchement, je retire ma main davantage
d’un millimètre, jusqu’à la récupération complète de la totalité de mes
membres.
Il
m’est difficile de gérer le tout. Le murmure continu des conversations
entremêlées sonne à mes oreilles comme une fanfare en exercice intensif à 2 pieds
de mes oreilles. Les conversations sociales légères, les « que deviens-tu ? »,
les « as-tu des enfants ? », tout ce qui est normal pour tout un chacun dans
les circonstances me donne la sensation hideuse de me faire battre avec un sac
d’oranges. C’est l’ensemble de tout ce qui me rend anxieuse qui se réunit, je
deviens dépourvue et extirpée hors de ma zone de confort. J’ai envie de partir,
de hurler, de faire le bacon. Mais je dois rester digne !
Par
moments, je réussis à fuguer dans un salon vide au bout du corridor, pour faire
le plein de silence et récupérer un peu. Je me sens davantage épuisée
physiquement que si j’avais participé activement au déménagement de lourds
meubles d’une maison de vingt-trois pièces. Le dernier trente minutes, avant d’aller
à l’église, je demeure près de la porte d’entrée, m’extirpant des bruits sourds
qui me donnent la migraine et des conventions sociales que je ne suis plus
capable de soutenir. Je suis un agrume dont on a pressé tout le jus et qu’on
resserre encore dans le but de trouver encore une goutte restante. Mais il n’y
en a plus. Depuis longtemps.
Après
les funérailles à la très écho église et la mise en terre, j'ai déjà donné 450 %
de mon énergie disponible. Je suis tremblante, je vibre de partout. Mes
oreilles bourdonnent et me font mal. Je viens de vivre le marathon sensoriel et
social le plus lourd de toute ma vie.
À l’arrivée
pour la dernière étape, je démissionne. Un lunch nous attend incluant un nombre
imprévisible de personnes, soit une autre couche de bruits et de conversations
sociales qui me sont impossibles de soutenir aisément. Alors je dis à mes
frères et sœurs que l’aventure se termine là pour moi. « Mais pourtant, c’est
la partie la plus facile jusqu’à maintenant », me dit en souriant une personne
très sociable et non-autiste. Je rétorque : « Pas pour moi… » Je suis
surprise de devoir encore justifier à quel point le social informel m’est
pénible physiquement et moralement, bien au-delà de toute volonté. Je crois qu’il
est très difficile pour une personne non-autiste de saisir à quel point les
interactions sociales désorganisées, les lieux tapageurs et toute l’agitation
imprévisible peuvent être impossibles à gérer. Mon cerveau ne sépare pas les
sons utiles et les sons ambiants. Il gère tout à la même intensité et traite chaque
information comme si elle s'avère cruciale. Alors je m’épuise et je me vide
totalement. Je deviens anxieuse et je me sens comme si on empoignait
vigoureusement ma gorge en la serrant de plus en plus énergiquement. Mon
abdomen se contracte et je deviens confuse, abasourdie.
Je
suis partie sur cette dernière phrase : « moi aussi je suis humaine et j’ai
mes limites ». Apprendre à les écouter, ces limites, et à les faire respecter,
voilà une de mes missions personnelles…
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