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Fillette
effacée, distraite et toujours plus ou moins sur Mercure ou dans un cratère de
la Lune, un jour, j’ai soudainement pris partiellement conscience de ma
différence et de mon troublant décalage avec mes camarades de classe du
primaire. J’avais tout juste dix ans. Il m’apparut tout à coup parfaitement
évident que je n’avais pas élu domicile sur la bonne planète, car dans le coin
gauche, il y avait eux, et dans le coin droit, il y avait moi. Je l’ai compris
bien à mes dépens. À ce moment-là, une de nos deux enseignantes régulières
avait programmé une journée sportive spéciale afin de récompenser la classe de
ses beaux efforts académiques répétés. Déjà, je visionnais mentalement avec
effroi s’esquisser à mon agenda social un carnaval cacophonique de soccer,
baseball et autres sports d’équipe — je ne sais plus lesquels, ma mémoire
pourtant fiable a zappé ces détails scabreux. Car pour moi, tout sport à
pratiquer en équipe est une source égale d’anxiété et de puissant dégoût.
À
l’évocation de cette activité supposément ludique, tous les autres élèves
devenaient globalement tous aux anges, aux chérubins et à tout autre séraphin.
Mais pour moi, ce calvaire annoncé suffisamment à l’avance m’avait procuré
amplement de temps pour me concocter deux ou trois ulcères d’estomac, d’avoir mes
premières palpitations cardiaques et une perte partielle de sommeil réparateur.
Soit une bonne dose de stress supplémentaire à héberger dans un quotidien déjà
amplement anxiogène. Je spécule que si on m’avait accordé le choix entre cette
journée d’activités sportives ou me noyer dans les eaux glacées de la cuvette
de toilette la plus proche, mon cœur aurait balancé entre les deux. J’imagine
qu’en bout de ligne, j’aurais opté pour passer outre ma peur maladive des
microbes et j’aurais plongé tête première dans l’eau sans me retourner.
Un jour, notre
prof d’anglais ayant dû s’absenter pour des raisons de santé, une remplaçante
temporaire avait remporté le complexe mandat de nous transmettre, le temps
d’une période, la leçon des « How
are you? » et de « How old
are you? » Cette remplaçante, déjà connue du groupe, n’était guère
appréciée par les plus turbulents. Durant le cours, elle s’est fait rabrouer
allègrement sur la prononciation de chaque syllabe sortant de ses lèvres
maladroitement fardées et était semoncée hardiment par une meute convaincue de
gamins bien décidés à ne plus jamais la revoir franchir la porte de notre
local. Donc, elle avait transmis de peine et de misère sa leçon dans la langue
de Virginia Woolf et avait déguerpi aussitôt le retentissement des premières microsecondes
de la cloche annonçant la récréation. Elle s’était réfugiée en sanglots chez la
directrice de l’école. Moi, j’avais assisté silencieuse et impuissante au
massacre de cette pauvre dame d’un certain âge, un peu empotée et peu
chaleureuse. En tout cas, je n’y avais aucunement pris part. De toute manière,
la destruction de l’estime de soi du corps enseignant de remplacement ne
faisait pas partie de mon répertoire de distractions populaires. J’avais
regardé et silencieusement désapprouvé, puis m’étais éclipsée dans mon
imaginaire fertile, consciente que je n’apprendrais rien de bien utile lors de
cette période.
En guise
de représailles, le festival sportif a été annulé. Heureusement, mon habituelle
inertie faciale permanente, complice de mon mutisme chronique, ont fait leur
boulot et personne n’a eu l’accès privilégié à ma jubilation interne, semblable
à une éruption digne du Vésuve lorsqu’il a enseveli Pompéi. Les autres écoliers
désappointés se sont donc lamentés de l’injustice de leur perte à notre autre
enseignante, requérant conseils et réconfort. On leur a proposé de présenter de
très plates excuses à l’enseignante flagellée verbalement. Et aussi de plaider
auprès de l’enseignante de reprogrammer l’activité sportive tant désirée.
Un
brainstorming infernal a donc suivi : devait-on désigner un élève
pour représenter la classe ou envoyer un groupe entier en délégation solidaire?
Dans le premier cas, l’élève qui a le plus mal agi ou le plus posé, le plus
crédible? À cette dernière proposition, un nom est évoqué : Marie Josée! Trente mille gouttes de
sueur perlent à mon front et mes ulcères décident de fonder une famille et de
repeupler plus vigoureusement mon estomac déjà noué. Une fillette impertinente
— Aglaée, Sylvette ou Renelle! — réplique, en lien à l’évocation de mon calme
exemplaire suite à l’annonce de l’annulation : « De tout façon, elle
dit jamais rien! » Misère… Comment disparaître aisément de l’hermétique
local sans attirer l’attention? Et d’ailleurs, comment aurais-je pu défendre le
retour d’une activité dont l’annulation était pour moi la nouvelle de l’année,
le couronnement de mes prières répétées les plus secrètes? Finalement,
l’activité ne s’est jamais matérialisée. Mais tout ce qui suit de près la
phrase assassine est un noir complet dans mon esprit. Sous cette tension, j’ai
dû m’évanouir pendant au moins neuf jours bien comptés. Mais je commençais à
comprendre une vérité toute cruelle : j’étais différente et EUX LE
SAVAIENT! Tout m’est revenu en vrac : être choisie en dernier au cours
d’éducation physique, être traitée avec rejet ou avec une sollicitude excessive
comme si j’étais la cadette du groupe, les « Viens-tu avec nous? »
impatients quand mes petits camarades étaient déjà au loin à l’avant,
continuant leurs blablas auxquels je ne prenais jamais vraiment part.
Durant
tout mon primaire, je ressentais une haine viscérale pour la récréation. Pour
moi, cette période récurrente programmée ineffaçablement deux fois par jour
devenait une punition que je subissais sans connaître la raison véritable de ma
sentence. Je regardais sur la très ronde horloge du local les heures s’effriter
et j’angoissais à l’arrivée de la cloche maudite qui annonçait le début des
hostilités, du tapage encouragé, du défoulement collectif dont je craignais de
ramasser les balles perdues et les dommages collatéraux. Pour me faciliter la
vie, je n’avais aucun talent pour les activités de récréations : jeu de
tague ou de ballon, courir sur la patinoire en bottes fourrées en simulation
d’une partie de hockey, sauter à la corde ou aux élastiques en chantant
mécaniquement « Les douze mois de l’année sont : janvier, février… »
Le bruit et l’agitation m’ont empêchée de prendre conscience de toutes les
implications sociales incluses dans cette plage horaire obligée du programme
éducatif. Au choix, j’aurais préféré aller à la bibliothèque et me plonger dans
des albums illustrés inspirants, dans un silence de morgue sans avoir à tenir
compte de la présence de l’autre, cet intrus qui a des demandes et qu’il faut
distraire. D’ailleurs, ma très grande coordination manquante m’a valu d’être
évaluée au saut à la corde au cours d’éducation physique en quatrième année
selon les mêmes exigences réduites que pour les garçons. Décidemment, quand il
est temps de passer inaperçue, je n’ai pas la cote!
Dans les
années 70, la maîtresse d’école était toute puissante et faisait office de
seconde mère. Dans l’autorité surtout. Donc, j’ai souvent été disputée par
l’enseignante, généralement devant les autres, car la honte avait une valeur pédagogique
ajoutée très prisée à l’époque. Je n’en étais, malheureusement pour moi, pas
complètement dépourvue, bien que j’en aie une certaine habitude quotidienne qui
me permettait de passer au travers plus facilement. En sixième année, j’ai
complètement figé devant la classe lors d’un exposé oral sur mes dernières
vacances estivales aux chutes du Niagara. Après une première phrase gaillarde
et motivée, retour total du mutisme familier. La galère. L’enseignante me
gratifia avec beaucoup de bonté d’un sermon de près de trente minutes se
résumant à « Vous êtes ensemble depuis la première année, il n’y a pas de
raison d’être gênés entre vous. » Voir tous ces yeux pointés sur moi comme
les mitraillettes d’un peloton d’exécution, ces regards, où je n’identifiais ni
l’hostilité ni la sympathie, et que je devais croiser tout en parlant, ce
profond silence d’église où seule ma voix était tolérée et accessible à mes
oreilles, c’était tout bonnement trop de stimuli pour que ma tête fonctionne
simultanément. Même chose pour les multiples semonces sur mon manque d’implication
dans les travaux d’équipe, m’accusant d’avoir sans doute suivi en petit mouton
frêle les autres sans donner mon avis contributif. Ou être critiquée pour une
mauvaise main d’écriture en pattes de mouche écrasée, pour un manque de talent
en arts plastique et en dessin, pour un supposé manque d’effort en course à
pied alors que mes jambes n’obéissaient que sommairement à mon cerveau
surchargé par les cris d’encouragement et le soleil qui tape trop fort sur
l’asphalte en me faisant suffoquer.
Ma vraie
vie était à la maison. Plus je souffrais du dehors, plus j’étais fascinée par
la connaissance intellectuelle. C’est comme si le rationnel pur compensait une
émotivité exacerbée par tant de rabrouages continuels et quotidiens et par ce
sentiment grandissant d’être à cent mille lieux de mes pairs. Dans les
connaissances factuelles, je n’étais pas jugée, elles ne variaient pas,
n’attendaient pas de réciprocité ou de réaction émotive. Égypte ancienne et
pyramides, histoire de l’art, histoire des rois de France ou des Borgia,
personnages historiques variés, tout me fascinait durant des heures, sans ennui
ni fatigue. J’aimais lire le Larousse
illustré en noir et blanc et j’ingurgitais les termes reliés aux
illustrations (canope, toiles de maîtres…) et les différentes parties d’un
schéma (parties de l’automobile, d’un avion…) sur les quelques pages glacées et
en couleurs qui étaient posées en encarts ça et là. Mais plus le temps passait,
plus ma mère me reprochait de m’enfermer dans ma chambre, porte close durant
des heures, sans parler à personne et dans une vie monastique qui me convenait très
bien et m’apportait une sérénité grandement salutaire.
Mais
malgré une ouverture de plus en plus grande sur les connaissances, je n’avais
pas conscience des attentes sociales des autres et je ne développais pas un
besoin naturel de socialiser avec mes pairs ou même avec les adultes, même si
ces derniers me semblaient davantage à mon niveau intellectuel. J’étais encore
trop enveloppée hermétiquement dans ma petite bulle et je ne réagissais que
lorsque j’étais questionnée avec insistance ou acculée au pied du mur avec un
regard insistant. Je commençais aussi à entrevoir que les gens n’agissaient pas
toujours comme si je faisais partie de leur groupe.
Je me
marginalisais déjà par rapport au développement typique d’un enfant. Les étapes
de découverte de l’amitié véritable, prendre sa place avec dignité ou force,
commencer à regarder les garçons, tout ça n’était pas dans mon répertoire
coutumier. Il y avait déjà cette dualité : moi et eux. Eux s’assemblaient
alors que moi je me retirais avec bonheur. Je n’étais pas interactive : au
classique « T’es pas game! », défi jeté pour inciter l’autre à une
réaction, à s’engager dans une action, bonne ou mauvaise, je rétorquais de manière
floue et poivrée d’indifférence : « Non, je ne suis pas game. »,
fermant ainsi la porte aux défis et aux pièges. Je ne ressentais pas ce besoin
de faire n’importe quoi pour faire partie de la bande. D’ailleurs, je n’en
faisais pas partie, je n’en étais qu’une annexe à demi-absente.
Je vivais
déjà beaucoup de solitude apparente selon les critères sociaux en vigueur, mais
quand j’entrais dans ma chambre, dans mon refuge, je ne la ressentais plus. Je
ne me sentais isolée que lorsque la vie extérieure s’agitait autour de mon
corps et que je me retrouvais seule dans la foule. Avec les autres, je me
sentais plus seule qu’en solo. En intimité avec moi-même, ma vie était bien
remplie. La présence des autres faisait un barrage hermétique à ma vie
intérieure. Alors, comme chantait Moustaki : « Non… je ne suis jamais
seul… avec… ma solitude. » Il avait bien raison.
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