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Dans une
maison de banlieue briquetée à la devanture sinistrement banale résidait une
toute petite bambine de quatre ou cinq ans qui jouait presque silencieusement
dans sa chambre. Jour après jour, elle jouait à ses jeux préférés. La petite
disposait de suffisamment de jouets pour déployer une grande variété
d’activités ludiques. Mais à chaque jour, elle s’assoyait par terre en
demi-lotus, faisait glisser latéralement la porte coulissante peinte en jaune
de sa petite bibliothèque de bois pressé. Ensuite, elle prenait ses billes de
couleur et les faisait tourner à tour de rôle sur elles-mêmes durant des
heures. Ces billes provenaient de ses attaches à cheveux dont les élastiques
défraichis s’affaissaient puis se fissuraient; une fois, la gamine avait
volontairement trituré un peu trop l’élastique pour libérer la bille qui
manquait à son jeu. Elle possédait : deux grosses billes rouges, une
moyenne jaune et une blanche, la plus petite des quatre. Elle les faisait
tournailler sur elles-mêmes sans fin en marmonnant des mots incompréhensibles
pour sa mère qui lui reprochait le manque de variété dans ses divertissements.
De
l’extérieur, ce jeu répétitif devait paraître complètement insensé. Un
chercheur bien intentionné penché sur cette minuscule personne aurait décrété :
« Cette enfant n’a aucune imagination. » Elle marmonne des pronoms, y
juxtapose des propositions à peine audibles, elle fait des gestes répétitifs qui
ne semblent pas motivés par une intention particulière. Vide et automatique. Ce
même jeu répété jour après jour, comme un rituel ancien où on ne se permet
aucune variation afin de ne commettre aucun sacrilège...
Mais pour
la petite fille, ce jeu était différent à chaque jour.
Je le
sais, car la petite fille c’est moi.
Pour moi,
ces billes étaient une famille, deux parents avec leurs enfants. Des gens avec
des noms propres et des surnoms familiers, qui vivaient, interagissaient,
parlaient entre eux. La bibliothèque, c’était leur demeure avec des chambres à
coucher sur le dessus de la tranche des livres et les livres eux-mêmes
contenaient des pièces imaginaires cachées derrière des portes closes. On
pouvait y deviner, sans jamais les voir, une cuisine et un salon où devait se
rassembler la petite famille chimérique lorsque les portes de la bibliothèque
se refermaient le soir venu. L’espace immense devant les bouquins où je jouais
la plupart du temps était un immense vestibule, point central de rencontre où
tous ces personnages mystérieux conversaient, s’amusaient, communiquaient.
Dans ma
tête se bousculait tout un univers fantastique. Assise bien droite en visite
dominicale chez oncle Adélard ou tante Gertrude, je restais immobile, fixant
les meubles et le décor. Toute la salle de séjour devenait une ville, les
fauteuils et les tables se mutaient en buildings immenses sur pilotis sous
lesquels on pouvait stationner des voitures. Et j’imaginais silencieusement
toute une vie gravitant autour de cette cité fantastique. Des gens y vivaient,
y travaillaient, y faisaient leurs courses. C’était un monde fantasmagorique
comme ceux des films de Tim Burton. Des décors de longs métrages de
science-fiction, parfois sans limite, avec peu de points de repères avec le
familier et le banal de chaque jour. Mais de l’extérieur, rien n’y paraissait. Un
regard éteint, un visage où pointilleusement aucune expression de joie ou de
concentration ne venait trahir le jeu intérieur intense de la fillette. Je
pouvais paraître en veille durant des heures, sans jeu, sans parole, sans
marque d’impatience. Juste là, posée sur le divan comme une molle poupée de
chiffon.
Plus tard,
j’ai lancé mon dévolu sur le très illustré catalogue Distribution aux
consommateurs. Je naviguais d’une page à l’autre, d’une manière apparemment
erratique et sans logique externe. La section des jouets devenait une cité, où
se succédaient les quartiers résidentiels des barbies avec les maisons
hautement colorées, les vêtements de poupée exposés devenaient le contenu d’une
boutique à la mode sur le coin d’une rue, suivie de la zone très touristique
des nombreux circuits de course automobile, les quartiers en construction
envahis de camions et de bulldozers Tonka. La section des articles de cuisine,
qui précédait celle des jouets, devenait un quartier central de restauration, où
certains restaurants italiens offraient des pâtes exposées dans les plats à
gratiner disponibles à la vente au détail. Et tous ces jeux se vivaient sans
interaction sociale avec mes pairs qui n’auraient pas pu partager ces intérêts
et ces univers irréels. Tout se vivait dans ma tête. Je n’avais besoin de rien
ni de personne. Je me suffisais à moi-même et une présence amicale aurait évidemment
été superflue.
Mais
pourquoi faire tourner des objets pour jouer? La question se pose certainement.
Avec le recul, je vois aujourd’hui que ce mouvement perpétuel que j’infligeais
à mes billes stimulait mon imaginaire et me permettait d’entrer plus
profondément dans ma bulle et dans mon monde intérieur improvisé. Plus tard,
j’ai vu que ma concentration était plus grande lorsqu’elle était stimulée par
ces mouvements circulaires. Lorsque les choses sont en rotation, tout autour devient
sans importance.
Cette
fuite dans l’imaginaire était mon seul véritable refuge. La vie quotidienne
autour de moi, l’agitation, les incertitudes d’un monde qui n’était pas modelé
de manière à m’être compréhensible rendait ma vie trop confuse, et je m’y
retrouvais souvent figée par la panique. À l’extérieur de moi, j’étais
complètement démunie et impuissante. Le stress tranchant et l’anxiété me
guettaient à chaque fois que je mettais le nez en dehors de ma tête. Alors le
refuge que je trouvais dans mon monde intérieur, dans mon imagination, me
donnait une vie où je pouvais me sentir en confiance et rester en contrôle, où
je pouvais doser les joies et les bonheurs que je ne retrouvais pas dans la vie
matérielle habituelle, avec ses difficultés et ses négociations avec l’autre.
Encore
aujourd’hui, cette imagination débordante me ronge l’esprit, me dérobe mon
temps, peuplée de rêves ou de scénarios alternatifs de ce qui pourrait arriver
dans ma vie, dans celle des autres. J’ai appris à ne plus faire tourner les
objets pour ne pas perturber les gens qui me voient, mais j’ai remplacé ce
besoin par des gestes plus banals et plus acceptables et moins visibles de l’extérieur.
Mais cette imagination sans système de freinage demeure hyperactive, et elle
fait du 80 000 tours à la minute.
Les
préjugés quant aux manque d’imagination des autistes sont tenaces comme une
tache de goudron. Les chercheurs ne savent pas, car ils nous écoutent trop
rarement, nous les adultes autistes. J’entends sans cesse des personnes
pourtant allumées et renseignées voguant dans le monde de l’autisme me répéter
ces préjugés comme de pures vérités, car ils sont écrits et réécrits puis édités
et réédités ad nauseum, sans jamais
être remis en question. Et parfois, au nom de la science, ces personnes me
contredisent sur ce que je vis pourtant depuis toujours et qui est ma réalité
objective. Tout ceci m’amène beaucoup de questionnements sur certains des
critères diagnostics, et surtout sur ce qui ne se voit pas de l’extérieur. Car
comment peut-on nier notre imagination intérieure qui est emmurée dans nos
silences et notre immobilité? Cette grande imagination qui ne s’exprime pas de
manière conventionnelle, car nous ne ressentons pas le besoin de la partager
avec les autres. Ces jeux sont autosuffisants, sans nécessaire réciprocité. Car
comme dans presque tout de notre vie, nous avons un moins grand besoin de
montrer et d’exprimer à l’autre nos pensées, nos rêves. Comme dans beaucoup de
sphères de notre vie, le partage n’est pas une option.
Justement,
voici ce que pense Rudy Simone à ce propos. Je vous laisse sur une citation de
son livre Aspergirls :
« Il est souvent dit que les personnes atteintes du syndrome
d’Asperger ont peu d'imagination et ne se livrent pas à des jeux imaginatifs
durant leur enfance. Je pense que cette affirmation n’est pas correcte et
qu’elle peut constituer un obstacle majeur quant à l’identification des
personnes Asperger possédant une imagination fertile. (…) les histoires que
j’inventais dans ma tête étaient bien plus intéressantes que celles qui
mettaient en scène mes poupées, ces morceaux de plastique rigides et
improbables. Les femmes diagnostiquées Asperger que j’ai interviewées ont des
degrés différents de créativité et d’imagination pouvant aller de “nulle” à “extrêmement
fertile”. »
Mais quand
on s’y penche de plus près, cette imagination est variable d’un individu à
l’autre… C’est un peu la même chose pour tout le monde, non?
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