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Le
petit est à vos côtés. Vous avez vu venir l’ouragan ou peut-être pas. Vous
connaissez l’imminence de l’irruption du Vésuve ou du Krakatoa ou, du moins, vous
êtes conscient de l’imprévisibilité d’un jaillissement de la lave brûlante qui
pourrait sans préavis ensevelir et engloutir toute votre quiétude sur son
passage. Vous anticipez, vous avez l’habitude, de dizaines de paires d’yeux, moqueurs,
agacés ou carrément fâchés. Vous savez que vous n’y pouvez rien, votre petit
ange se métamorphosera à un certain moment en incroyable Hulk ou en dragon
incendiaire au tournant d’une parole, d’un geste ou... de rien de spécifique. À
partir de ce moment, c’est la crise. Vous ne saurez quoi faire, partagé entre
trente mille sentiments confus, de l’impuissance, de la tristesse ou de
l’exaspération. Un tel chaos arrive constamment. Mais pourquoi? Vous vous
interrogez sur ce qui se passe en lui pour qu’une explosion nucléaire en comparaison vous apparaisse
comme l’image d’un doux effleurement?
Il fait
une crise. Madame Duquette en attente derrière vous à la caisse du Dollarama et
mademoiselle Virginie dans la fraîche allée des mets congelés semblent vous
mépriser et vous juger sauvagement en monologuant intérieurement leur fable
contemporaine sur l’enfant-roi et le manque d’autorité parentale de la mère ou
du père du siècle actuel. Mais vous savez très bien qu’il n’en est rien. Vous
voudriez plus que tout au monde comprendre ce qui rend Jean-Philippe, Anaïs ou
Jérémie si agité. Le petit est là, il fait la tranche
de bacon fumé qui tressaille dans la poêle ardente, le grain de maïs qui se
mute en popcorn et déstabilise les yeux désapprobateurs et les oreilles chastes
des clients du commerce local. Vous le chérissez plus que tout, vous
voulez le voir rire, demeurer patient et compréhensif et s’éveiller à la vie
comme tous les autres enfants.
Quand l’attaque arrive, vous voyez la détresse
dans ses yeux bleus ou marron; il se débat comme si sa vie en dépendait. Il est
mal, il a peur, il est en difficulté. Il tambourine autour de lui tout ce qui
est à portée poing, hurle à la mort, se balance, se jette par terre et se
comporte comme un enfant insupportable et extrêmement capricieux. Mais ce n’est
pas un caprice. Loin de là. Vous savez qu’il n’est pas mal élevé et
irrespectueux des autres. C’est juste que son vase a débordé. La gouttelette
excédentaire vient de tomber dans le seau déjà saturé à ras bord.
On m’a beaucoup demandé de parler des crises.
En fouillant un peu partout, je n’ai trouvé que des explications scientifiques,
des hypothèques de professionnels, des observations extérieures. Rien ne m’est
tombé sous les lunettes ou la pupille venant d’une personne autiste pour
comparer avec mes observations toutes personnelles. Alors, j’ai décidé d’entrer
en moi et de faire l’autopsie d’une crise, moi qui en ai si souvent vécu jusqu’au
milieu de l’âge adulte.
Un déclencheur
avec ça?
Tout déclencheur peut paraître anodin à l’œil
non avisé. J’aime bien cet exemple très parlant provenant de Tony Attwood. Je
sais, j’ai dit que je parlerais de moi, mais j’ouvre une petite parenthèse, car
cet exemple dit tout. Je vous raconte cela dans mes propres mots. Un enfant est
assis par terre en classe; nommons-le Christian. Tous les enfants sont assis
autour de lui en cercle et ils écoutent leur professeur bien sagement.
Sagement? Disons qu’un autre enfant assis en indien derrière lui, Mathieu, pousse
Christian dans le dos par exprès, sans arrêt, le harcèle et lui marmonne des
mots pas très doux. Christian ne réagit pas. Maxime, qui est étranger à la
scène, revient des toilettes. Accidentellement, il trébuche bien
involontairement, heurte et accroche Christian à l’épaule. La colère prend le
grand funiculaire, il agresse Maxime. De l’extérieur, tout est incohérent. Mais
Christian ne sait pas. Il a accumulé de l’irritation en continu à cause des
bousculades intimidantes de Mathieu. Voilà la gouttelette qui fait s’échapper
toute la rage contenue de Christian. Christian ne fait pas la différence entre
les poussées pourtant bien différentes des deux gamins. Christian ne distingue
pas l’intention. Il vit dans un monde chaotique qu’il ne comprend pas et qui ne
fait pas de sens pour lui. Quand c’est trop, il chavire.
Ce qui voile la compréhension, c’est que ce
déclencheur peut être banal. Il n’est que la pièce en trop qui vient brasser le
cocktail explosif de surcharges sensorielles accumulées et d’un trop plein
devenu soudainement impossible à contenir. Les endroits bondés fourmillent de
tous ces bruits agressants : des gens qui rient ou racontent des anecdotes
en haussant ponctuellement la voix avec beaucoup d’expressivité, la cacophonie
de centaines de voix qui murmurent en petits groupes à des volumes variés, ces
néons clignotants et macédoines de couleurs vives, des odeurs importunes de
Chanel no 5 amalgamées au dernier Burberry au rayon cosmétiques, des
inconnus qui nous regardent avec curiosité, devoir être entassé dans une file
d’attente agitée au jardin zoologique pour voir les convoités lémuriens ou être
touché quand on s’y attend le moins...
Tant de choses dans ma vie ont allumé des
crises violentes et incontrôlables : un imprévu dans la réaction de
l’autre suite à des remarques qui me semblaient justes, un changement d’horaire
sans avertissement, une frustration de ne pas être comprise alors que j’ai bien
pris soin de donner dans la clarté, chercher des clés ou une carte de débit qui
n’est soudainement pas à sa place tout en craignant illogiquement qu’elles
soit perdues à jamais, ne pas comprendre les réprimandes ou désapprobations qui
créent un sentiment d’injustice (et l’injustice est notre grand ennemi), me
sentir forcée de faire quelque chose que je me sais incapable de faire, avoir
faim ou soif ou un pressant besoin d’aller aux toilettes, avoir un mal de
ventre ou de tête lancinant...
Quand la
colère prend l’ascenseur express
Mon conjoint m’a vue. Pour un oui ou pour un
non, la colère prend l’ascenseur express, passant du rez-de-chaussée au dixième
étage en une fraction de seconde. C’est une voiture qui accélère de 0 à
100 km en moins de millièmes de secondes que le chrono ne peut en compter.
Il n’y a pas de stades intermédiaires. En moins de deux, je lançais des livres
sur les murs en hurlant, le visage cramoisi, les paroles d’une rage défiant
tout sens logique. Pas de haussement graduel de voix, de moments où le
désamorçage de la bombe est toujours possible. Pas de ton qui monte en guise
d’avertissement, pas de signe indiquant que la discussion prend un tournant
dangereux ou qu’il est encore possible d’éviter le pire en mettant fin à la
source d’anxiété.
On dit que les autistes sont des individus
rationnels, souvent même dans des situations émotives. Le contraste est donc
très grand lorsque surgissent mes crises de panique : mon Monsieur Spock
intérieur tombe invariablement sur pause. Survient alors une disparition totale
du rationnel. Chez moi, par exemple, si l’Internet tombe en panne
temporairement, tout un tumulte intérieur s’installe à demeure : peur que
je doive payer la réparation d’un problème technique qui ne se produit que chez
moi, que je sois privée d’Internet durant un certain temps même si je n’en ai
pas besoin dans l’immédiat, incapacité de penser à autre chose au point d’en
perdre l’appétit et tout mon calme, malgré les supplications de mon conjoint de
penser à autre chose. Je vais donc tourner en rond, taper du pied et ruminer
tant que la source ne sera pas réglée. Mais rassurez-vous, maintenant comme je
me retiens mieux, je ne propulse plus le Petit
Robert ou le dernier Larousse
illustré sur le mur couleur Tabac de Virginie du salon.
Mais qu’est-ce
qu’il y a dans l’ascenseur?
Tout d’abord, je dirais que je suis submergée
par un sentiment envahissant que mon monde s’effondre et que j’en suis
totalement impuissante. J’utilise le terme envahissant,
car je sens que ça surgit du plus profond de moi et que ça monte jusqu’à ma
tête pour en prendre totalement le contrôle. Comme une entité sombre qui me
possède et qui se referme sur moi. À cet instant, je perçois toujours le monde
environnant, mais en fondu. J’entends toujours, je vois toujours, mais c’est ce
qui se passe en moi, cette colère mordante, qui passe au premier plan et prend
tout l’espace.
Je suis prise d’une immense anxiété et d’une
panique dont je ne vois pas la fin. Je ne sais plus quoi faire. Je suis
accaparée par des ruminations; je tiens des propos violents; j’ai des
raisonnements déraisonnables et disproportionnés par rapport à l’événement
déclencheur; je suis prise d’une grande terreur, de vertiges, de battements de
cœur rapides et d’arythmie; je suffoque; l’adrénaline est au plafond; j’ai
envie de me taper la tête contre les murs et de me blesser; je ressens une
pression à la tête comme si celle-ci était prise dans un étau ou soumise à un
martèlement continu; j’ai des fourmillements dans les membres... De ces crises,
je ressors vidée et épuisée émotionnellement et physiquement, vidangée de tout
capital d’énergie.
Mais qu’est-ce
qu’il faut faire?
Tout ce trop plein doit sortir, être évacué
comme des eaux usées. Il faut un endroit calme, si possible, la suppression ou
l’éloignement de la source de tracas. Il faut laisser « le petit »
décompresser et ne pas le soumettre à de la pression supplémentaire, de menaces
ni le gronder, ce qui ajouterait encore plus au stress ambiant. Il faut mieux
ne pas rajouter d’huile d’olive sur la gazinière déjà vivement en flammes.
Les mots de consolation ne changent donc
souvent rien. Se faire dire « Ce n’est pas grave » ou « Tu n’as
pas raison de te fâcher », même avec toute la douceur d’une voix
angélique, n’aide en rien, car ce ne sera pas interprété correctement. De
telles paroles viennent amplifier le sentiment que notre colère est
inacceptable et cela crée une pression supplémentaire, puisque ça accentue notre
sentiment d’être incompris et d’avoir une attitude inadéquate. Les mots
bienveillants, ne nous rassurent guère.
Après le passage de la tornade, rien n’est plus
sécurisant qu’une règle claire et logique, sans sous-entendus, sans menace
génératrice d’un stress supplémentaire, sans interprétation fausse possible. Il
faut à l’« enfant » une règle à laquelle il pourra se raccrocher dans
le doute ou si une situation similaire devait se reproduire. Un simple « Ne
fais pas ça » n’a aucune valeur. Il faut de la logique, il faut qu’il
puisse saisir l’impact de la règle sur la réalité.
Et avec l’âge?
Le temps peut arranger les choses. Pour ma
part, j’ai appris à mieux gérer mes manifestations de colère, bien qu’elles
puissent encore sortir avec des phrases assassines, un ton excessivement
mordant ou une certaine agitation trahissant ma panique manifeste avec des yeux
de petite bête apeurée. J’essaie de reprendre mon calme, de relativiser le
tout. Mais intérieurement, bien entendu, le bouillonnement persiste, gratouille
et m’épuise.
J’ai tout de même pris conscience de la nécessité
évidente de canaliser mes énergies pour faire que ma réaction et mon trop-plein
soient gérés d’une manière plus acceptable et vivable pour moi et les autres.
J’ai pris conscience du regard des autres et réalisé que ça coûte cher du point
de vue humain de laisser se manifester des colères impromptues et des réactions
jugées invariablement immatures pour une femme de plus de quarante ans. C’est
un travail en évolution constante, mais les progrès sont mesurables et
rassurants.
En conclusion
Malgré ce qui peut en être dit et la façon dont
cela peut être interprété, il n’y a pas d’agressivité ou de violence pure chez
les autistes. Il n’y a qu’une peur ingérable. Bien que certains gestes, coups
de poing ou mots agressants puissent jaillir de la personne autiste, elle est
un être qui se démène dans un environnement qui n’est jamais totalement
familier ou sécurisant. C’est un dauphin qu’on installe à demeure sur les cimes
d’un grand conifère et à qui ont dit : « C’est là que tu vis, ne pose
pas de question, adapte-toi. »
Un sentiment que le chaos s’installe dans ce
monde déjà sans arrêt imprévisible pour soi. Gérer notre existence dans un
monde qui nous est étranger est périlleux et très insécurisant. C’est comme de
marcher tout le temps en funambule sur un fil de fer au dessus du vide; tout
imprévu est une rafale de vent à plus de 90 km/h qui vient nous jeter dans
le néant d’une incompréhension des choses encore plus grande. Une totale perte
de contrôle de soi et de sa vie. Un sentiment qu’on ne pourra se raccrocher à
rien dans sa chute.
Mais il ne faut pas perdre de vue, que bien que
ce soit difficile, la crise demeure une forme de communication malgré tout. Une
forme à modeler et à travailler, mais un cri à l’aide, une expression que
quelque chose ne passe pas. Elle exprime avant tout une non-capacité à
s’exprimer adéquatement et un besoin criant de faire passer le message. Il faut
malgré tout apprendre à l’écouter. Avec le cœur.
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