Arthur Rimbaud - 1854-1891 |
Je
devais avoir seize ans, dix-sept ans tout au plus. Par un beau soir de semaine,
au retour de l’incontournable visite bimensuelle à la bibliothèque municipale
afin faire le plein nutritif de vitamines intellectuelles, ma mère m’avait
lancé de sa fronde verbale une remarque appuyée : « Pas encore un autre
livre sur Rimbaud! » Je n’oublierai jamais cet instant, comme si j’avais
pu capturer cette phrase sur une photo au Polaroïd. Elle avait prononcé Rimbaud en appuyant très fermement sur
le m et la sonorité, au final,
ressemblait fortement à Rambo. Je me
rappelle avoir pensé à Sylvester Stallone à ce moment et avoir trouvé le
rapprochement particulièrement déstabilisant. Ma passion surannée pour la
poésie française en plein cœur des fluorescentes et modernes années 80
détonnait particulièrement bien avec les goûts personnels de mes consœurs
d’école.
Mon
amour pour les vers rimés avait débuté en classe avec Nelligan, qui était
obligatoire au programme, puis j’avais enchaîné de ma propre initiative avec un
certain Baudelaire. Mais entre nous deux ça ne colla pas plus loin qu’une brève
lecture distraite des Fleurs du mal.
J’ai ensuite découvert Rimbaud, mon véritable grand amour d’adolescente. Semaine
après semaine, je dévorais toutes les biographies parlant de lui que je pouvais
dénicher sur les rayons, classés brillamment selon le système Dewey. Et comme
la bibliothèque locale ne fournissait pas assez de matériel pour m’abreuver de
manière désaltérante, je réempruntais invariablement les mêmes bouquins. D’où
la remarque maternelle. Mon intérêt singulier plutôt intense avait quelque
chose de dérangeant dans la cellule familiale.
Tout
au long de ma vie, j’ai connu beaucoup de passions aussi dévorantes : à
l’école primaire, je rêvais d’astronomie et de chats de race à m’en rendre
désagréable; à l’école secondaire, j’appréciais le théâtre russe et j’écrivais
aussi mes propres textes et nouvelles; à l’âge adulte, je me pâmais sur le
cinéma expressionniste allemand des années 20, puis sur les buildings
newyorkais, le harcèlement psychologique et maintenant l’autisme. Toutes des
obsessions qui occupaient mon temps et mes rares conversations soutenues avec
mon entourage.
Les
intérêts spécifiques font partie des caractéristiques largement reconnues de
l’autisme et du syndrome d’Asperger. Certains sont très stéréotypés,
caricaturaux et classiques, d’autres très étonnants ou pointilleux, de quoi
faire sourire même un adulte averti : horaires et trajets d’autobus; marques
et historique des trains, des voitures ou des avions; ordinateurs et
technologie; noms de rue; fonctionnement des machines; sciences; mathématiques;
détails spécifiques au monde des arts, le cinéma notamment. Une des
caractéristiques reconnues des intérêts spécifiques est de développer des
connaissances encyclopédiques dans un domaine particulier au point d’en faire
une véritable expertise. Ces intérêts obsessifs se présentent parfois aussi
sous forme de collections très précises : des pierres et des minéraux, des
pièces d’automobiles anciennes, des objets se référant à un film culte ou à une
série télé de science-fiction (le classique Star
Trek, par exemple). Les intérêts
spéciaux (terme d’Isabelle Hénault) se retrouvent également chez les
filles, mais ils sont souvent moins extravagants, moins spectaculaires et plus
socialement acceptables : les animaux, la littérature, la musique et la
psychologie...
Bien
sûr, on constatera sans l’ombre d’un doute que tout humain sur la terre a ses
centres d’intérêt, mais ce qui en fait un phénomène en soi est l’intensité
incontrôlable de l’intérêt envers un sujet bien précis. Le danger est que chez
l’autiste, le besoin de se réfugier seul à seul avec son sujet d’intérêt peut
même perturber ses habitudes de vie et celles de son entourage : activités
prévues, heures de repas, d’études, de travail ou de sommeil. Car si le centre
d’intérêt n’est pas adéquatement canalisé et encadré selon un certain horaire
pratique, il en vient à monopoliser tout le temps (libre ou non) de la
personne.
Par
contre, leur élimination est impensable, car ils ont des fonctions
essentielles. Ils sont nécessaires pour libérer du stress quotidien et
surmonter l’anxiété, servent de refuge et de consolation lors de moments
difficiles, donnent un sens et de l’ordre à la vie qui parfois paraît trop
chaotique autour de soi. Ils sont également une importante source de plaisir,
de valorisation personnelle et d’émotions positives.
Ce
qui parfois dérange c’est que l’autiste choisit un sujet qui le passionne
profondément et non un sujet qui est bien vu socialement. La majorité des gens
choisissent des activités plus courantes qui sont bien acceptées et sont
encouragées par l’entourage : les sports, le jardinage, les voyages.
L’autiste n’a pas de lifestyle, il ne
cherche pas le regard approbateur de l’autre, il ne se compare pas non plus aux
autres. C’est ce qui explique en partie pourquoi ses sujets de prédilection peuvent
ne pas être compris par les autres et sembler intéressants, étranges, voire perturbants
pour la majorité de ses interlocuteurs.
Idéalement,
il faudrait canaliser l’intérêt spécifique de l’autiste ou de l’Asperger de
manière constructive et motivante afin de le mener, adulte, vers une carrière
enrichissante dans son domaine d’intérêt. Plusieurs personnalités connues qui
ont excellé dans leur domaine auraient possiblement été Asperger ou autistes :
on estime que c’est le cas Marie Curie, Einstein, Newton, Mozart et de Bill
Gates, pour ne nommer que ceux-ci.
Je
vous laisse avec ces paroles d’Hans Asperger :
« Il semble que pour
réussir dans les sciences ou les arts, un soupçon d’autisme est essentiel. Pour
réussir, l’ingrédient essentiel peut être une aptitude à se détourner du monde
quotidien, du domaine simplement pratique, une aptitude à repenser une question
avec originalité pour ouvrir des chemins nouveaux non explorés, avec toutes ses
capacités concentrées dans une seule spécialité. »
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