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Durant
près de deux décennies, chaque matin de la semaine, je débutais invariablement ma
journée de boulot en décalage avec mes collègues. À peine insérée dans les
opaques murs de l’entreprise, j’emménageais déjà dans un hermétique univers
parallèle quelque part, à l’intérieur de mon crâne. En naviguant dans les
corridors familiers, je regardais mes collègues, droit dans les yeux, tout en
demeurant totalement muette. S’ils me saluaient spontanément en premier, je
leur rendais un salut mécanique en retour, agrémenté des mêmes paroles que
celles qu’ils venaient tout juste de prononcer. Si aucune parole ne s’évadaient
de leur orifice buccal, s’ils me regardaient de côté en attente sans doute d’un
premier signe amical de ma part, c’était peine perdue. Aucune syllabe. Aucun
mot. Même pas un grognement tribal. Chacun continuait son chemin
silencieusement. Moi, je continuais à me demander pourquoi ils n’avaient rien
dit en me voyant. Eux, demeuraient dans le malaise et l’inconfort d’avoir croisé
cette collègue bizarre qui les dévisage avec un air bête. Je n’esquissais
jamais non plus ce petit fléchissement de tête, symbole universellement
approuvé de la reconnaissance de la présence acceptée de l’autre. Jamais. Ce
n’était pas méchant de ma part. C’est comme manger avec des baguettes, c’est
dans notre culture ou pas du tout.
J’étais la
bête curieuse du bureau d’à côté. Celle qui fait cliqueter prestement son
clavier et qui répond aux questions techniques d’une manière robotisée. Pas de
bonjour. Pas de « Comment ça va? ». Ou de plus ouvert : « Et
ton weekend, tu avais un souper au resto samedi soir, il me semble? ».
Rien de rien. Du bla-bla social, du small
talk; j’ignorais les méthodes et les usages. La notice d’assemblage des
pièces du casse-tête social n’était pas incluse dans la boîte qu’on m’avait
remise à ma naissance.
Par
contre, me lancer un poli « Comment ça va? » pouvait devenir un sport
périlleux pour l’interlocuteur non-averti, qui s’y aventurait sans filet. Car
c’est lorsque ça n’allait pas bien que ma langue se déliait. Je n’avais pas mon
pareil pour raconter tout : mes problèmes gastriques; ma fin de semaine du
vendredi soir au dimanche soir, avec une panoplie des détails peu importants
(l’épicerie, le mal de tête, les soucis existentiels...) Et je continuais. Tant
que je n’avais pas terminé la totalité de ma transmission d’information. Et me
faire couper en plein milieu du récit du samedi après-midi, c’était la
catastrophe interne. J’avais encore d’autres éléments à transmettre pour que le
chapitre soit clos. Je me sentais donc lésée. On voulait une réponse précise à
cette damnée question ou pas? Faudrait savoir! Je devais ressembler à ces
anciennes imprimantes à marguerite pour papier à perforation qui n’en
finissaient plus de marteler son texte bruyamment, ligne par ligne, et dont on
avait une hâte infinie qu’elle cesse son vacarme.
Je savais
aider. Ça oui. Trouver les solutions avec les nouveaux logiciels, les documents
corrompus par les traitements de texte aux bogues multiples inclus dans
l’installation, les fonctions Word, Excel, PowerPoint, je les connaissais sur
le bout de mes doigts. Mais jamais je ne demandais d’aide en retour, de
conseils, d’avis. J’étais autosuffisante. Pour d’autres, j’étais tout
simplement une femme suffisante (dans le sens péjoratif). Je ne savais pas que
d’offrir à l’autre l’occasion de mettre son petit grain de poivre ou de partager
ses trucs, c’est lui signifier qu’on lui fait confiance, que son avis compte,
qu’on le trouve intelligent. Mes réponses, je les cherchais invariablement par
moi-même, sans aide extérieure. D’ailleurs, demander l’aide d’un autre, c’était
établir un contact social, chose que je préférais éviter. J’ignorais bien
comment m’y prendre pour que ça ne ressemble ni à un plainte enfantine, ni à un
ordre dictatorial.
Au boulot,
je n’ai jamais su comment parler de ma vie personnelle. Parler de moi? Impossible.
Je ne comprenais pas non plus pourquoi les autres avaient ce besoin criant de
partager cela entre quatre yeux, devant la glougloutante machine à eau, et ce, quelques
minutes après leur arrivée au bureau seulement. Même si, pendant mes weekends,
j’avais fait du saut en parachute du haut de frétillantes falaises, j’avais joué
de la musique endiablée dans des mariages ou couvrir tous mes murs en macramé,
jamais je n’en aurais glissé un mot. Les gens devaient donc s’imaginer qu’en
dehors du bureau, je devais vivre dans un petit placard bien étroit et que je
me rangeais le vendredi soir, entre deux manteaux. Puis que je me connectais sur
ma prise de recharge. Du vendredi fin de journée jusqu’au lundi matin sur mon
chargeur... Idem les soirs de semaine...
Mes
collègues ne savaient jamais de quoi me parler et ils cherchaient pourtant
vaillamment. Même en me côtoyant tous les jours, j’étais cette étrangère froide
qu’on ne savait pas comment prendre pour ne pas se geler le bout des phalanges.
Des gens ont dû attraper des engelures à mon contact, j’en suis intimement
convaincue. Un de mes collègues faisait toujours sa petite ronde inquisitrice
dans mon bureau. Malaisante et malaisée. Il regardait mes cadres de New York et
mes deux bibelots beiges de chats achetés en solde en quincaillerie grande
surface. Son hamster intérieur devait pédaler vite pour créer une conversation
intéressante avec un minimum de données. Il me demandait toujours deux choses,
ineffaçablement, comme les mesures successives du Boléro de Ravel : « Retournes-tu
à New York bientôt? » et « Comment vont tes chats? » Et surtout,
ce retour continuel sur ces deux sujets de conversations légers, répétitifs et
prévisibles au sujet desquels j’avais très peu de choses à ajouter au
quotidien. Tant qu’à parler, moi, j’aime philosopher de long en large sur la
société, la politique étrangère ou la nécessité de se faire vacciner contre la
grippe. Avec des preuves scientifiques et des statistiques fiables à l’appui.
Mais
aujourd’hui, je comprends bien son désarroi de ce pauvre homme. Il me trouvait
tout de même sympathique, mais ne savait pas comment m’aborder et entretenir un
minimum de lien approprié. Il était comme un chat dégriffé qui saute sur le
dossier d’un fauteuil et manque son coup. Il essaie de remonter sur le dossier
lisse et tapote frénétiquement à la même place tout en se sentant glisser vers
le sol. En tout cas, mon collègue, ce n’est pas qu’il ne se donnait pas la
peine d’essayer. Je lui dois une médaille : socialement, c’est moi qui le
déstabilisais en lui dérobant toute chance de varier ses conversations. Moi,
qui étais la personne qui boguait socialement, j’avais un don. Le don de
déboussoler les autres et de rendre misanthropes les plus avenants.
J’ai donc
passé des années dans diverses entreprises, clouée à ma chaise à roulettes,
avec un air absent. Je me suis souvent liée à une ou deux personnes qui étaient
plus imperméables à mon indestructible apparence d’indifférence. Je dis bien apparence, car je n’étais pas si
indifférente que mon faciès de ciment l’indiquait. J’assistais peu aux pauses
et aux dîners collectifs, trouvant ces lieux de rassemblement trop agressivement
bruyants : parsemés de conversations croisées, de rires retentissants, de
vaisselle aux détonations métalliques qui s’entrechoquent... tout cela me
mettait dans des états d’anxiété incontrôlables. De toute manière, quand
j’étais présente, je demeurais silencieuse ou je me mettais à couper la parole
si jamais je me passionnais pour un échange qui tombait pile dans mes sujets de
prédilection. Puis je ressombrais dans un flasque mutisme après m’être vivement
animée comme un clown de boîte à surprise.
Le monde
du travail jumelé à celui des autistes pourrait faire l’objet d’une
encyclopédie en dix tomes. C’est le piège de la sociabilité quotidienne qui
nous est imposée avec des individus non avertis de notre différence,
naturellement grégaires pour la plupart. Des gens qui parlent un langage commun
et simple pour eux, mais totalement difficile à saisir pour moi. Car pour
arriver à converser adéquatement, il a fallu que je comprenne pourquoi le faire
et comment. J’ai dû en venir à comprendre que c’est le liant des relations
professionnelles et que c’est plus facile le matin si on brise la glace avec
des lieux communs et des sujets accessibles à tous, d’ensuite enchaîner sur des
dossiers lourds.
Au
travail, les difficultés d’interactions paraissent en surbrillance, car on se
retrouve encastré dans une microsociété, bien cloitrés avec toujours les mêmes
personnes. Notre apparente impassibilité, nos silences lorsqu’une réponse
réciproque est attendue, nos maladresses et les paroles qui sortent déformées
deviennent très visibles et constituent des travers importants, des travers que
l’on répète sans cesse devant les mêmes témoins surpris. L’incompréhension
s’installe. La mauvaise interprétation de notre attitude aussi.
Il y a
hélas beaucoup de pièges à ours et de trappes à souris. De mon côté, j’étais
seule, fermée et je les trouvais imprévisibles. Dans leur camp, ils étaient
très nombreux à être ouverts et à penser que c’était moi la personne
imprévisible. Oh combien j’ai été identifiée comme froide et désintéressée!
Mais d’être différente m’a menée à vivre des situations difficiles. Je me suis
marginalisée involontairement face au groupe et j’ai connu l’exclusion et le
harcèlement. J’étais souvent la « pas fine », alors, s’en prendre à
moi était tout naturel et approuvable.
Ce que je
dis peut paraître sombre. Mais ce n’est pas un message défaitiste. C’en est un
d’une femme qui a vécu durant plusieurs décennies à tourner en rond, sans
savoir où elle allait, et qui se retournait le pied sans arrêt sur la même
fêlure de trottoir. Elle se frappait sur d’immobiles cadres de porte qui
paraissaient l’attendre de pied ferme et lui sauter en plein visage. Ce
message, c’est celui d’une femme qui ne savait pas. Mais qui maintenant en sait
davantage.
Depuis
environ deux ans, mon lieu de travail est devenu peu à peu mon labo
d’expérimentation des codes sociaux que j’intègre. Il me permet de documenter
les À faire et les À ne surtout pas faire, de les peaufiner, d’aplanir les
angles droits tranchants. De plus en plus, j’apprends à doser, selon les
contextes présentés, à appliquer le code social approprié avec de plus en plus
d’instinct émotionnel. Ce n’est pas une utilisation aveugle, stérile ou
insensible des mécanismes de la vie en société. C’est une intégration graduelle
d’une culture et d’un mode de vie où je dois apprendre à patiner sans me
tatouer mille ecchymoses à tomber sur la glace. À comprendre les autres, les
respecter. Et aussi à me faire respecter dans ma différence.
De plus en
plus, on entend parler des autistes à l’âge adulte. Plusieurs jeunes aussi
entreront un jour sur le marché du travail. Ce sera donc à chacun de faire ses
choix au niveau de la socialisation, une socialisation plus ou moins grande et
sans doute variable au gré des jours et des semaines. Mais chacun devra
apprendre à gérer selon ses besoins propres et non sous la pression extérieure
continuelle. Mais bien évidemment, il faudra que la société leur laisse une
place et une liberté d’être eux-mêmes sans exiger qu’ils soient des êtres
totalement sociaux si ce n’est pas dans leur capacité. Si votre collègue ne
vous dit pas systématiquement un beau bonjour le matin, ne s’informe pas de
votre petite famille, de la grippe pestilentielle qui a cloué Michou au lit
pendant quatre jours, s’il est distrait et semble ne pas se soucier de vous, ce
n’est peut être pas parce qu’il est indifférent. Il est peut-être tout
simplement différent. Ne le sommes-nous pas tous à des degrés divers?
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