Nous sommes autour de l’an 2000. Je surfe délicatement sur
ma 34e année, un âge suffisamment mûr pour m’éviter logiquement les
bourdes évidentes et les maladresses de débutantes qui sont mignonettes à la
fin de l’adolescence. Mon naturel humanitaire avait cru avoir découvert une
voie pratique pour se dévoiler au grand jour, dans toute la lumière splendide et
altruiste d’un cours de secouriste. Mon Batman intérieur, lorsqu’il tente de se
frayer un chemin vers l’extérieur, finit toujours par revêtir davantage le
costume de Calimero ou de Gaston Lagaffe. Erreur. Encore une grossière erreur
de ma part. J’ignorais dans quelle mésaventure désastreuse je m’étais incluse
une fois de plus.
Le samedi initial, devant être adjoint à un samedi suivant
complémentaire, s’est glissé subtilement sur le calendrier et est devenu tout à
coup : aujourd’hui. J’arrive bien évidemment la première, car la crainte
des retards et des stationnements indisponibles à proximité m’est continuellement
fatale. Je m’installe à la première place près de la porte, à la droite du
professeur qui me salut et qui révise ses notes de cours. J’aime avoir une
issue de secours bien en vue. La classe est disposée en U, l’enseignant trônant
fièrement à l’avant dans l’ouverture supérieure de cette voyelle. Toutes les
positions autour des tables m’obligent donc à faire face à de nombreux
protagonistes potentiellement amicaux, agaçants ou intimidants tout au long de
la formation. J’apprécie davantage les classes aux pupitres en lignes
perpendiculaires, qui offrent la discrétion de ne pas devoir croiser
accidentellement de pénétrantes pupilles scrutatrices.
Le cours vient à peine de débuter que déjà, je réussis à me
faire remarquer contre mon gré. Moi qui tente en vain depuis toujours de me
fondre au mobilier, à m’agencer à la tapisserie florale ou à rayures et à faire
caméléon avec le carrelage. Où que j’aille, je suis toujours traquée par un
puissant projecteur, comme un prisonnier en cavale qui se fait rattraper par
ses geôliers. Bien évidemment, comme je ne connais personne du groupe, je suis
déjà goinfrée d’anxiété sociale et je me dis que tant que le moniteur transmet
de l’information, je suis peinarde. Eh non.
Le professeur aborde la très légitime question du rythme de
la respiration normale chez un individu. Il propose alors à la classe
d’observer une personne respirer pour départager d’un simple coup d’oeil le bon
du moins bon. Qui choisit-il? La petite rouquine qui s’est placée, comme une
première de classe de l’école primaire, à côté de lui. Bonne fifille sage.
Donc, toutes les paires d’yeux qu’une douzaine de personnes peuvent utiliser en
même temps se pointent fixement sur ma cage thoracique. Moi, je tente de garder
tout mon naturel. Je précise ici avec finesse « que je tente ». Je dois
faire la même moue impuissante qu’une mouche qui se retrouve coincée dans une
collante toile d’araignée. Évidemment, je ne fais pas comme il faut. Le
professeur élève la voix en disant qu’on a l’instinct de surveiller notre
respiration quand on se sent observé de près et me demande de me reprendre et de
respirer normalement. Ce que je fais pourtant.
Ce que monsieur qui connaît tout de l’art délicat de la
réanimation ignore, c’est que depuis mon jeune âge, l’anxiété est ma grande
copine. Elle a conseillé depuis fort longtemps à mon nez de prendre son air vital
très lentement pour éviter que son autre copain, mon cœur, ne tambourine trop
fort et me fasse gicler le sang par les oreilles. Or, respirer normalement chez
moi, c’est respirer plus lentement que la majorité. Je fais en moyenne une
unique respiration pendant qu’une autre personne en prend deux. Je l’ai
hautement réalisé en secondaire 1, quand dans une classe de relaxation, les
exercices de respiration lente pour les autres m’ont fait hyperventiler. Décidément,
l’enseignant me prend en grippe, toussote autoritairement et choisit par exaspération
de faire la démonstration sur son propre corps, qu’il peut au moins contrôler à
volonté pour démontrer son point de vue sans perdre son précieux temps. Dans
ces moments-là, mourir devient un rêve envisageable, car se faire infliger une
douce humiliation durant le premier quart d’heure du premier jour d’une
formation, c’est un record mondial.
La partie théorique se prolonge suffisamment longtemps pour
me permettre de fantasmer sur la possibilité que tous les autres effacent de
leur esprit la trace de la gifle psychologique qui empourpre encore mes joues.
Existe-t-il vraiment ce petit appareil utilisé dans Men in black qui efface les souvenirs? Mais le meilleur, ou devrais-je
annoncer le pire, n’était pas encore commencé. Le professeur nous présente trois
personnages plastifiés, surnommés tous « Marcel », ce qui attire une
vague de rires gras qui me fait sursauter et me déstabilise. Moi je ris, mais
par en dedans. Prestement, il nous invite à nous regrouper en équipes de quatre,
pour pratiquer les massages cardiaques autour d’un Marcel inanimé. Déjà que je
respire plus lentement que la moyenne, m’accoler à des étrangers et faire
accointance amicale avec des inconnus est encore plus au ralenti chez moi.
L’enseignant, dont je n’ose même plus regarder le faciès, m’assigne une équipe composée
de deux jeunes hommes et d’une fille à qui je ne présente même pas de
salutation d’usage ou de regard direct.
Tout devient alors supplice. Je ne sais jamais où me placer,
j’ignore quoi faire, je me perds dans les séquences précises à suivre et là, je
crois que ma respiration s’accélère suffisamment pour rejoindre avec justesse
une respiration dite normale. Quand arrive fatalement mon tour, le dernier, car
je me suis bien réservé le droit de garder le silence tout au long de la
pratique quand on demandait qui serait le suivant à s’exécuter, je me place au
centre du cercle. J’ai pour mission de sauver ce cher Marcel. Mais rien ne
fonctionne. Les autres tentent de me corriger avec une voix que je perçois
comme amicale, moi, je fais de mon mieux. Le professeur qui supervise
l’ensemble de ses protégés accroupis intervient brusquement. Je me sens encore
comme une gamine fautive. Je n’appuie pas suffisamment fort, je ne
maintiens pas le bon rythme pour pomper le fluide vital du très plastique inconscient
à ramener à la vie. Mon rythme manque de régularité et de vigueur. Il soupire
et nous dit d’arrêter. Il invite tout le monde à se regrouper et insiste de
nouveau sur les consignes, qu’il répète à tous, mais je suis bien la seule à ne
pas savoir gérer cette chorégraphie salvatrice. Il me regarde avec une
insistance trop appuyée pour que je ne remarque pas que les regards pivotent
majoritairement en ma direction. Moi, je me replie sur moi-même et je songe à
la machine de Star Trek qui pourrait me téléporter à des milliers de kilomètres
de ce lieu en quelques secondes. Pourquoi est-ce que je n’y arrive pas? Je l’ignore
totalement. J’ai beau m’appliquer de mon mieux, je suis invariablement hors
course.
Mais maintenant, je sais. Chez moi, les bons réflexes et la
coordination globale sont désactivés. La main droite ne parvient pas à s’associer
de manière complice avec les poussées rythmées, les mouvements de jambes et la
force appropriée à la besogne. Mais à cet instant précis en 2000, Calimero a
vraiment envie de chialer sa vie, car il ne comprend pas comment il arrive
toujours bon premier sur le podium de l’échec de certaines tâches qui semblent
s’installer instinctivement chez les autres. Dans ma vie, tout est soumis à une
motricité globale qui n’en fait qu’à sa tête. Tout le monde autour de moi
semble observer des manœuvres et les reproduire adéquatement ou avec de légères
imperfections à corriger et à ajuster avec un peu de pratique et de conviction.
Alors que chez moi, rien n’y fait. Ni la bicyclette dont j’ai compris
dernièrement que l’on pouvait maintenir son équilibre en bougeant adéquatement
le guidon au lieu de le maintenir droit et moi de m’affaler de tout mon long
sur le côté, en sandwich entre l’asphalte tiède et l’engin à deux roues. Ni la
natation, où des battements de jambes et de bras vigoureux ne me font avancer
d’aucun centimètre. Ni la danse ni le Taï Chi où une mémoire corporelle des
enchaînements gestuels est nécessaire. Ni les sports d’équipe. Je suis un petit
pois qui a la balourdise et le manque de grâce d’une boule de bowling de deux
tonnes.
Je ne me suis jamais présentée à la phase deux de cette
torture immonde. Je manque également cruellement de masochisme! C’était une
colline impossible à gravir tellement elle se métamorphosait en Everest sous
mes yeux. J’aurais sûrement décroché haut la main la médaille du déshonneur de
ne pas avoir « ce qu’il faut » pour avoir mon certificat en
secourisme. Oui, je l’avoue sincèrement, je n’ai pas sauvé Marcel, au grand
désespoir de l’enseignant qui a peut-être eu une pensée pour moi ce soir-là, se
questionnant comment il pouvait rattraper cette élève déphasée à qui on ne peut
confier un innocent mannequin, encore moins la vie d’un humain. Et j’espère que
la mort définitive de ce pauvre Marcel sera la seule que j’aurai sur la
conscience durant tout le reste de ma vie…
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