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Dans une boutique quasi anonyme,
au doux été 2009…
Voilà
le type de situation insidieuse se déroulant il y a bien longtemps dans une
galaxie lointaine, très lointaine, comme indiqué en lettres paresseusement avachies
sur le dos dans les introductions écrites des films de la fameuse série Star
Wars. Le pays frétillait en préparation des Jeux olympiques d’hiver 2010 de
Vancouver qui devaient pointer le bout de leurs nez glacés sur tous les écrans
de télé, plats ou vieillottement profonds. L’inukshuk, gros bonhomme constitué de
pierres savamment empilées, s’imposait comme l’emblème par excellence utilisé pour
les jeux et un pan de la culture autochtone ancestrale se révélait pour la
première fois au regard de nombreux individus. Dont moi.
J’errais
paresseusement avec mon conjoint dans une boutique cadeau du Vieux-Montréal,
avant d’être apostrophée chaleureusement par une vendeuse plus qu’enthousiaste.
Bien qu’elle se soit approchée avec son plus céleste sourire fardé de rouge
coquelicot, notre improvisée relation a pourtant dégénéré sans crier gare,
aéroport ou terminus. L’homme, ayant repéré le doux piège, avait eu la finesse
de se liquéfier lors de l’approche de la dame et de se soustraire à son long
discours explicatif sur la signification de l’inukshuk. Moi, je m’étais retrouvée
séquestrée en souricière entre l’étalage cristallin de bibelots éclectiques et
la dame avenante, soudée sur le carrelage industriel et incapable de prendre
mes mollets à mon cou pour une harmonieuse fuite étudiée.
À
l’époque, gardez bien à l’esprit que je ne percevais ni ne traduisais pas le
non-verbal et les intentions réelles des humains m’entourant. J’étais de plus
incapable de détecter le sens authentique d’une expression faciale, tout comme
il m’est inaccessible de déchiffrer du sumérien ou de l’ancien français de
l’époque Renaissance de Rabelais. Mais cette expression faciale, je la repérais
parmi les 21 potentielles et leurs nombreuses déclinaisons subtiles malgré
tout. L’expérience répétée me la montrait en relief sans jamais être en mesure
de l’interpréter autrement qu’en baissant les bras et en laissant Hamsterdam,
mon hamster mental intérieur, courir dans sa roue sans résultat palpable. Lui
non plus, il ne comprenait pas. Il ne faisait que s’essouffler en quête d’un
sens caché qui s’éclipsait sans fin.
J’ai
capté abruptement, entre deux phrases prémâchées, le changement de faciès de la
vendeuse, comme une gifle qui vous érafle la joue et imprègne des doigts rosés
sur la pommette. Il était toujours le même, répété en boucle infinie par tant
de gens depuis la petite enfance. Elle s’est entièrement métamorphosée en un
millième de seconde. Comme les louches personnages dans les films d’horreur qui
deviennent, sans avertissement, possédés et changent d’attitude et de
personnalité sous nos yeux ébahis. De souriante, bavarde et affable, elle s’est
fermée soudainement, a abrégé son discours de vente si bien entamé et s’est
réfugiée, presque tremblante, derrière son comptoir vitré, sans même me saluer
en terminant.
Vu
à l’opposé, de mon point de vue, on aurait juré sur un livre sacré que c’était
elle dont les pupilles avaient croisé de manière inopinée le regard abject du
démon. Moi, j’affichais tout juste mon naturel neutre d’autiste s’ignorant à
l’époque. Mon naturel brut, quoi. Fantomatiquement mutique et regard obstinément
scellé. Car je fixais les gens dans les yeux sans cligner des paupières, comme
un zombie de série télé pour ados. Je n’esquissais pas le moindre signe
approbateur de tête ou d’onomatopées ou grognement animalier indiquant un
quelconque intérêt envers son verbiage commercial. Je n’étais pas en mesure,
manque de moyens sociaux tactiques, de l’encourager, de la repousser ou de la
remercier mollement pour qu’elle s’éloigne de mon espace vital. J’attendais en
retenant ma respiration, jusqu’à la suffocation, que l’interaction s’arrête et
que je sois enfin libérée de sa pénible emprise. Puis, bonheur ultime, elle est
partie.
Cette
anecdote, je la revisite mentalement depuis tant d’années. Elle vient se
conjuguer subtilement aux 32 278 autres événements où j’ai vu des gens fuir mon
contact de manière impromptue. Sans explication claire, sans définition, ni de
Wikipédia ni du grand Larousse illustré. Juste des visages indéchiffrables, des
départs précipités, des « oh non! il n’y a rien, ne t’en fais pas ».
Alors Hamsterdam a toujours été alimenté de la lourde besogne de travailler à plein
temps, avec heures supplémentaires nocturnes à volonté. Et à l’intérieur de
lui-même, il devinait instinctivement que cette situation répétitive n’était
pas normale. Les gens voyaient une chose particulière? Un spectre? Mais quoi
donc ?
J’ai
entendu dans le documentaire Innée la
bonté ? que les enfants, dès l’âge de quelques mois, sont en mesure de détecter
qui fait partie du même groupe social ou d’appartenance qu’eux, et ce, entièrement
instinctivement. Alors, je crois bien que je dois dégager une odeur alternative
qui glisse directement dans l’inconscient des autres. Soit celle d’un parfum de
Gucci qui n’a pas passé le contrôle qualité ou d’un répulsif humain, semblable
à ceux qu’on élabore pour empêcher minette ou grisou de monter sur le comptoir
de la cuisine durant notre absence de la maison.
On propage
que l’autisme est une différence invisible. Il est bien vrai qu’aucune tache de
naissance brunâtre frontale ou qu’aucun sixième doigt supplémentaire ne vient
se greffer naturellement à nos paluches. Mais, bien trop souvent dans ma quotidienne
vie, je suis confrontée à ce sentiment que ma différence s’affiche, voyante,
fluorescente, qu’elle est effrontément stooleuse
et attire sans ménagement un regard critique de l’autre s’il n’en est pas avisé
verbalement. Enfant, je répétais à ma mère que les gens me regardaient étrangement
dans les lieux publics. Durant un moment, elle m’a crue paranoïaque et
s’obstinait à me répéter que je me créais des inquiétudes inutiles. Puis un
jour, au centre commercial, elle m’a murmuré à l’oreille : « c’est vrai, il
y a des gens qui te fixent et te regardent bizarrement »…
Je
viens d’atteindre le demi-siècle en âge et ma différence est toujours impertinemment
visible. Dans ma manière atypique de regarder dans les pupilles sans broncher. Ou,
à d’autres instants, de détourner le regard trop longuement et au mauvais
moment. Ou d’appeler sans aucun détour un chat « minou » au lieu de le renommer
« pitou » pour être bonasse ou accommodante. Dans mes choix de vie se délestant
de la norme admise ou dans ma manière de raisonner qui chemine sur des sentiers
de solutions divergentes de ceux déjà empruntés par mes contemporains.
Cette
différence atteint l’inconscient des gens, comme une flèche tirée habilement en
plein cœur. Parfois, elle attire la sympathie et la bienveillance, friandises
délectables qui font un bien dingue à mon âme fragile. D’autres fois, trop
souvent, elle s’accole à de la méfiance et de la mésinterprétation de mes
intentions premières et incite mon prochain à me juger sur de fausses prémisses
par peur ou par ignorance. Tant de fois, des conversations ont été avortées
abruptement, car l’interlocuteur, lassé de mon mutisme et de mon absence totale
de réactivité, a choisi de passer un meilleur moment avec une personne lui
paraissant plus vivace.
On
dit que les autistes peuvent être d’authentiques éponges émotives, bouffant au
passage les multiples sensations et ondes circulant sur leur chemin. Éponge, tu
es. Éponge, tu resteras, scanderait maître Yoda. Ce qui est le plus difficile,
c’est d’en extraire tout ce qui s’y loge fortement et de l’interpréter au lieu
de m’inquiéter à l’infini sur des explications limpides qui ne viennent jamais.
Ces émotions fortes, mais authentiquement mystérieuses, desquelles je n’arrive
pas souvent à déchiffrer la signification pure. Hamsterdam et moi vivons dans
une perpétuelle énigme. Mais que pensent les gens de nous ? Que perçoivent-ils ?
Pourquoi reculent-ils si visiblement que j’en saisis la gestuelle avec tant
d’évidence, moi qui ne capte que peu le non-verbal qu’on me renvoie ?
Hamsterdam
tente de me rassurer : « oh non ! il n’y a rien, ne t’en fais pas »… mais lui
aussi il sait. Cette différence est hautement visible, malgré ce que l’on peut
oser avancer.
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