Depuis mon adolescence, le plaisir de jouer avec les mots, de structurer
des phrases et des textes, a toujours été une passion intrinsèque.
À l'âge de 17 ans, un jeudi soir tranquille, alors que seul mon père
était présent à la maison et qu'il s'affairait sérieusement à une réparation
mineure dans la cuisine, j'étais seule dans ma chambre silencieuse. Pour le
simple plaisir, j'ai laissé glisser les mots sur ma vieille dactylo électrique
et pondu un de ces nombreux textes absurdes sortis de mon imaginaire singulier!
À l'époque, en pleine guerre froide, l'Union soviétique toujours unie, j'étais
une russophile convaincue, passionnée de théâtre et de culture russe.
Je vous le partage donc, durant cette festive période de vacances, juste
pour une petite amusette sans conséquence!
La photo représente le texte d'origine, dactylographié recto verso, page
éminemment jaunie.
***
La belle et le russe
(1983)
Sous un éclairage sombre dans un minuscule appartement de
Kiev, deux êtres se retrouvent, assis l’un en face de l’autre, dans un silence
total. Il faisait froid à l’extérieur, un climat de Sibérie pour dire comme les
touristes venus de certains pays plus tempérés. Lui, un Soviétique dans tous
les sens du terme. Elle, une Canadienne française comme tant d’autres. Le
poulet frit n’était qu’une fine couche de viande qui recouvrait un os blanc et
rigide. La famine semblait guetter l’Union soviétique.
Brigitte gardait le silence, « Lui » aussi.
Lançant un regard furtif à sa gauche, Brigitte remarqua une toile représentant
un homme qui lui était totalement inconnu, un camarade soviétique sans l’ombre
d’un doute. Puis, son attention se tourna de nouveau vers son compagnon. Des
cheveux châtains bouclés lâchement garnissaient la tête de l’homme et ses yeux
étaient fixés avec attention sur son maigre repas. Jamais avant aujourd’hui
elle ne l’avait vu, jamais après aujourd’hui, elle ne le reverrait. Sans
comprendre pourquoi, son cœur battait telle une grosse caisse que l’on fait
résonner lors d’un très sérieux défilé militaire. « Lui », il ne
parlait pas le français, la seule langue que Brigitte pouvait comprendre. Mais
il s’exprimait assez aisément en anglais. De son côté, elle ne connaissait que
quelques mots dans la langue shakespearienne. Aucune importance. Il ne lui
parlait jamais, elle non plus.
Pourtant, elle se trouvait dans son appartement à lui, dans
son pays à lui et elle mangeait une nourriture préparée par lui. Rien que lui.
Juste lui. Seulement lui. Lui qu’elle ne connaissait pas, qu’elle ne connaîtra
pas, qu’elle ne désirait pas connaître. Lui qui ne la voyait pas, ne la
regardait pas, mais qui, on ne sait trop par quel moyen, l’observait sans
arrêt. La regardait-il? Non, il regardait ses abominables os rongés. Mais il
l’espionnait et dans le fond de lui-même, il riait, il se moquait d’elle.
Brigitte ne mangeait pas. La nourriture mise à sa disposition ne pouvait apaiser
dignement son appétit trop obsédant. Il venait de bouger. Que faisait-il? Il
venait de saisir de sa main droite une autre aile de poulet et la déposait dans
son assiette. Dans le plat occupant le centre de la table, il ne restait qu’une
aile de poulet, dans l’assiette de son hôte, une pile d’os créait un monticule
douteux. Dans l’assiette de Brigitte, aucun os ne s’entassait. Une nouvelle
obsession hantait Brigitte : l’aile de poulet restante, allait-elle la
prendre ou pas?
S’il avait encore faim, il lui en voudrait de lui avoir confisqué
le reste du pauvre repas. En la voyant saisir la dernière aile, il risquerait
de grogner comme un chien de garde devant un malheureux visiteur inconnu. Pris d’une
rage démente, il la mordrait. Lui qui avait les dents si aiguës… Pourtant, elle
ne pouvait détourner son regard de l’aile qui se trouvait dans le plat qui
occupait le centre de la table. Mais lui aussi avait faim, elle le savait trop
bien. Elle risqua un regard dans la direction de son compagnon qui entamait
voracement l’aile de poulet qu’il venait de cueillir telle une fleur dans le
plat qui occupait le centre de la table. Un bruit atroce, croustillant et
gluant à la fois, se faisait entendre lorsqu’il faisait pénétrer ses crocs dans
la chair rare qui recouvrait l’os blanc et rigide. Un frisson d’angoisse lui
parcourait l’échine... Elle avait faim, son estomac hurlait famine et ses yeux
s’agrandissaient gloutonnement à la vue de l’aile qui se trouvait abandonnée
dans le plat qui occupait le centre de la table.
Elle risqua de nouveau un regard dans la direction de son
compagnon qui rongeait avec avidité son aile de poulet. Il passa une langue
visqueuse sur des lèvres rendues huileuses par la graisse sale de la friture.
Elle commença à trembler en jetant un regard sur l’aile qui se trouvait dans le
plat qui occupait le centre de la table et dont une fine couche de viande
recouvrait un os blanc et rigide. La prendrait-elle, ne la prendrait-elle pas?
Si elle la prenait, il ne pourrait pas la prendre. Et s’il tentait de la lui
voler? Si elle ne la prenait pas, lui, il la saisirait et de cette manière elle
ne pourrait point la prendre à moins de tenter de la lui voler à son tour? Et
pourquoi ne pas la partager? Il n’y avait pas bien évidemment pas suffisamment
de viande disponible pour les deux individus indigents. Elle risqua alors de
nouveau un regard dans la direction de son compagnon qui achevait de dévorer l’avant-dernière
aile de poulet.
Pour la première fois, il leva ses petits yeux marron et lui
lança un regard interrogatif. Il semblait lui demander pourquoi dans son
assiette à elle, il n’y avait pas d’os blanc et rigide. Ils ne parlaient pas.
Ni lui ni elle. Ni en français, ni en russe et encore moins en anglais. Elle
avait faim. C’est tout ce dont elle avait totalement conscience.
Mais ils avaient un unique point commun, malgré leur
présence concomitante surréaliste : ils étaient attirés par cette aile de
poulet, la dernière choisie du lot. Deux estomacs criant famine à l’unisson
dans un pays glacial. Elle avait faim. Il avait faim. Comme deux prédateurs,
ils se regardaient sans rien dire en attendant le moment crucial où l’un des
deux oserait aventurer une main audacieuse vers l’aile de poulet restante.
Brigitte se rendit alors compte d’une injustice. Elle
n’avait rien avalé alors que dans l’assiette de son compagnon, une pile d’os
prouvait tout le contraire. Alors, elle avança sa main en direction de l’aile
formée d’une fine couche de viande qui recouvrait un os blanc et rigide et
regarda avec hésitation son partenaire d’infortune. Il ne bronchait pas. Il ne
parlait pas. Ni en russe ni en anglais. Encore moins en français. Et pourtant
lorsqu’elle passa sa main au-dessus de l’aile solitaire, elle pensa qu’il l'en empêcherait
dans un dernier geste de convoitise. Mais il ne fit rien. Il ne bronchait pas,
il ne parlait pas, il ne marmonnait pas. Alors, elle prit son courage à deux
mains, de même que l’aile de poulet qui se trouvait dans le plat qui occupait
le centre de la table, et y enfonça ses incisives décidées. C’est alors qu’elle
a dû se rendre à l’évidence : elle venait tout à coup, dans son geste trop
déterminé, de se casser une dent.
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