J’ai
décidé de garder verrouillé dans mon classeur de métal noir mon côté didactique
et « petit professeur pointilleux » qui me caractérise bien trop
régulièrement, et de vous parler en toute confidence, de l’enfant adorable,
selon moi, que j’ai été.
Dans mon
souvenir, j’étais une poupée de porcelaine très calme et frêle, absente de son
corps, presque fantomatique et transparente. Une enfant taciturne qui ne
réclamait jamais un repas ou un verre de jus de raisin. Une petite rouquine que
l’on transportait partout et qui ne prononçait à peu près jamais un mot. Bon,
j’avoue de mon plein gré que j’étais une gamine apathique qui fixait les gens
directement dans les pupilles sans sourciller en les transperçant d’un regard
vide et absent. De nos jours, on voit beaucoup de ces enfants immobiles et
inquiétants dans les films d’horreur et ils glacent le sang. Il n’aurait plus
manqué que je chante une comptine sur un ton mécanique et j’aurais pu faire
évacuer New York ou Chicago tout entier à grands cris de terreur. Non,
j’exagère! La personne qui avait peur, c’était seulement moi.
On m’a
toujours traitée comme une gamine timide. « Elle est gênée »,
disait-on avec un sourire sans doute bonasse (je ne sais trop), comme si
c’était un comportement mignon et attachant. Quand je me baladais avec mes
parents et que des adultes qu’ils connaissaient m’adressaient carrément la
parole ou me taquinaient, je me cachais derrière les jupes fleuries de ma mère
à la manière d’une petite loutre apeurée qui regagne farouchement son terrier.
Peu de gens parvenaient à m’approcher et encore moins à me tirer des
paragraphes et des phrases sujet-verbe-complément. Plus on s’intéressait
franchement à ma petite personne, plus je m’esquivais. Les regards persistants
posés sur moi me brûlaient presque la peau.
Mais quand
j’ouvrais la bouche, on entendait une petite voix faiblarde de brebis blessée,
cristalline et affublée d’un accent français sortant de nulle part. Tout le
monde dans ma famille parle correctement avec un accent québécois raisonnable,
mais moi, je semblais avoir été parachutée en provenance de Paris ou de Lyon.
La cigogne a dû se perdre et faire un grand détour avant de m’abandonner au
hasard sur une route montérégienne. Je me souviens qu’une adulte de ma famille
avait déjà dit qu’à quatre ans, j’avais déjà plus de vocabulaire qu’elle.
J’utilisais peu de mots, mais quand ils s’évadaient de ma tête, ils étaient
longs, laborieux et précis. Enfant, j’étais un genre d’adulte miniature qui
employait des termes scientifiques et un vocabulaire minutieux tout droit sorti
du Grand Larousse illustré 1971.
Je n’étais
point turbulente et j’étais une grande solitaire. Pour occuper le temps, je
m’étais trouvé un passe-temps auquel je m’adonnais aussi souvent que possible.
Ma mère pratiquait la couture avec régularité et sur sa machine à coudre
trônait une corbeille d’osier blanche contenant des minis bocaux remplis de
boutons orphelins, restes surnuméraires conservés pour un usage futur qui ne
viendra jamais. Mon premier jeu rotatif était né. Je retirais quelques pots de
la corbeille, les éparpillais sur le sol à l’intersection entre ma chambre et
la cuisine. Durant tout l’après-midi, je faisais tourner les boutons
dépareillés. Je reconnaissais ceux qui tournaient mieux, le plus longuement;
j’avais élu mes favoris. Un petit transparent avec des fleurettes sculptées sur
son recto, un orangé plus large et plus solide qui était imbattable dans ses
multiples rotations... Il y en avait de toutes les couleurs et de tous les
modèles possibles. De ce jeu, je n’ai pas le souvenir d’avoir créé des
personnages et des histoires autant qu’avec le jeu des billes qui le suivra.
C’était uniquement le plaisir de faire tourner les boutons, l’un après l’autre,
sans fin. C’était l’étape préparatoire à un jeu imaginatif plus sensé à mes
yeux. Mais cette activité me calmait. J’étais dans mon monde et rien autour
n’aurait pu m’arrêter.
Au grand
dam de ma mère, j’ai développé une bruyante fascination pour les butoirs de
porte, ces ressorts très rigides coiffés d’un capuchon en plastique placées au
bas d’une porte ou sur un mur et qui servent à éviter que la poignée de porte
n’imprime son empreinte concave sur le mur derrière elle. Je les faisais vibrer
tapageusement sans arrêt, le son et le mouvement de haut en bas me fascinaient
sans me lasser. La répétition continue de ce bruit me remplissait de joie. Ma
mère avait beau me réprimander, ma main y revenait toujours.
Je crois
que j’ai fait quelques crises en public, mais la plupart se sont effacées de ma
mémoire. Celle que je n’oublierai jamais a eu lieu lors de la messe de Noël,
alors que l’église était invariablement bondée et que des placiers venaient
installer les gens qui se bousculaient presque pour savourer les cantiques et
les psaumes sur la naissance du Christ. Habituée à l’incontournable messe
dominicale à l’église de la paroisse, j’étais assise, parfaitement immobile,
entre mes deux parents, ma mère à ma gauche, mon père à ma droite. Mais à cause
de cette foule compacte, mon père n’avait pas réussi à parfaitement nous suivre
et je me suis retrouvée avec un couple d’inconnus d’un certain âge à ma droite
au lieu de mon bien-aimé paternel. J’ai hurlé à la mort comme un agneau qu’on
égorge durant toute la célébration eucharistique.
Je me
rappelle du regard de la dame assise à mes côtés. Même si je ne détecte pas
toujours avec justesse les expressions faciales, la sienne m’est restée
suffisamment imprimée en mémoire pour que je puisse la ressortir aujourd’hui et
la soumettre à mon traducteur de non-verbal récemment installé. Cette dame
ressentait, derrière son sourire généreux, un malaise à se laisser glisser
mollement sous le banc de bois et se soustraire aux regards sans doute
désespérés des paroissiens qui devaient, eux, la connaître. Mais rien n’y
faisait. Toutes les tentatives de ma mère étaient vaines. Je n’arrêtais pas de
crier que je voulais que cette dame s’en aille, je voulais mon papa! J’étais
aux prises avec une immense panique; je peux la ressentir encore aujourd’hui en
m’y arrêtant deux secondes et un quart. Je vous le confie, ce n’était pas du
caprice comme on aurait pu l’imaginer de l’extérieur. J’avais un besoin
viscéral de la présence rassurante de mon père, j’avais besoin que les choses
soient comme d’habitude, sinon, c’était le néant de l’inconnu, comme si mon
père m’avait été retiré pour le reste de ma vie. Que je ne le reverrais plus
jamais. Pour moi, il devait toujours être à sa place. Point barre.
Mais les
difficultés pouvant passer pour des caprices étaient sans doute légion. Car
pour ma mère, je n’étais pas une enfant comparable aux trois autres qui m’ont
précédée. Durant toute ma vie chez mes parents, je me souviens d’avoir été un
insoluble casse-tête alimentaire. Déjà très jeune, j’étais indéniablement hyper
sélective. La raison principale de mon refus d’ingurgiter champignons, pâtes
alimentaires trop cuites, patates pilées, et j’en passe plus que j’en retiens,
était mon ennemi buccal premier : la texture. Le goût aurait pu être
infect, mais si la texture me convenait, ça allait. Alors quand je refusais de
manger, c’était catégorique. Et je ne réclamais aucune substitution. Je restais
muette devant mon assiette à attendre le droit de quitter la table. Et le
scénario se reproduisait semaine après semaine. Ma mère a dû demander de l’aide
médicale et m’a fait boire des toniques médicamenteux pour titiller mon appétit
fuyant, mais rien n’y fit. Je lui refusais plus de 90 % de la nourriture
proposée. Elle a donc fini par me préparer les seuls aliments que j’acceptais
d’ingurgiter : lasagne, crêpes, vol-au-vent (sans sauce). Sinon, je me
serais laissée mourir de faim sans rechigner. Avec les années, j’ai varié
davantage mon répertoire, mais il est demeuré restreint particulièrement
longtemps.
Mais le
dégoût des textures ne s’arrêtait pas qu’aux aliments. Il était étendu aux
objets. Car j’ai toujours systématiquement refusé de mettre mes mains dans un
carré de sable. D’ailleurs, mes mains étaient tellement sensibles que je
refusais de les salir et d’avoir une quelconque forme de détritus posé sur un
pouce ou un index. Durant les repas, si quelque chose entrait par mégarde en
contact avec une phalange, j’essuyais dédaigneusement mes doigts souillés sur
la nappe immaculée. Je ne supportais pas d’avoir des bouts de riz ou de la
sauce sur les doigts, sinon, c’était une crise assurée.
Mais
émotivement, comment voyais-je la vie quand j’étais si petite? Je me souviens d’avoir
été une enfant heureuse des petites choses simples et d’avoir été insouciante
de la vie, surtout lorsque j’étais seule avec moi-même. Tant que personne ne
venait s’infiltrer violemment dans ma bulle avec des bruits, des questions trop
pleines d’enthousiasme, des « C’est quoi ton animal préféré? », des « As-tu
une poupée préférée? » et tout ce blabla qui me passait 11 000 pieds
au-dessus du crâne, je vivais bien.
J’étais
cependant hyperconsciente du monde autour de moi, de sa turbulence, des
musiques trop fortes, des odeurs qui s’installent partout, de gens qui veulent
qu’on les regarde, qui nous font des bises. Et je sais qu’en ces moments-là, je
n’étais vraiment pas bien. J’étais bien seule dans ma bulle. Le monde extérieur
existait et je le percevais très nettement, mais je demeurais inconsciente de
la nécessité d’une réaction active de ma part. Il y avait moi et le reste. Et
il n’y avait aucun lien qui me laissait croire que je devais réagir aux stimuli
largement imposés autour de moi. Je ne savais pas qu’on attendait quelque chose
de moi…
Je viens de découvrir votre blog! Étant moi-même diagnostiqué autiste, il y a 9 ans (j'avais alors 59 ans), j'ai lu avec plaisir les 20 et quelques articles déjà écrits et je me suis abonné. Bravo!
RépondreEffacerJe ne vous surprendrai pas en vous disant que je me suis reconnu très souvent: par exemple, étant enfant, j'étais aussi très, mais très, sensible aux textures des aliments: j'étais incapable de manger la plupart des fruits.
Bonjour,
RépondreEffacerJ'ai découvert votre blog grâce au partage dans un groupe sur Facebook, j'ai adoré vous lire (j'ai parcouru tous les articles par ordre d'écriture) et cela m'aide beaucoup à mieux comprendre votre "monde". J'ai été fasciné et pense continuer à vous lire les prochaines semaines.
Dans cet article vous parlez de la sur-sélectivité des aliments et dites que vous avez réussi à diversifier votre alimentation. Depuis peu, j'interviens auprès d'une jeune adolescente autiste asperger qui rencontre également ce souci, et qui aimerait varier son alimentation, car elle est soucieuse de sa santé. Je voulais savoir comment vous avez réussi à ajouter des nouvelles textures et à diversier, avez-vous utiliser des procédures et/ou méthodes dont je pourrais lui faire part?
Merci pour l'information et merci pour ce blog !
Merci beaucoup pour vos commentaires Aurélie. Pour l'alimentation, pas de trucs particuliers. C'est plus une question d'essais et d'erreurs. Je fais de belles découvertes que je parviens à intégrer, mais je suis toujours sous la domination de mes sens, ce sont toujours eux qui ont le dernier mot! Mais certains aliments comme les crevettes, j'ai commencé par des petites quantités bien accompagnées de riz et d'autres aliments que j'aime. Mais l'important selon moi c'est d'avoir une diversité pour avoir tous les éléments nutritifs pour une bonne santé. Il ne faut pas perdre de vue que pour certaines personnes autistes, la diversité, juste pour éviter la monotonie, n'est pas nécessaire. Il faut voir avec la personne.
EffacerMerci beaucoup pour votre réponse, j'en discuterai avec elle dans ce cas, afin de définir ensemble comment procéder. À la semaine prochaine pour le prochain article !
RépondreEffacerOui moi aussi je me souviens des stoppeurs de porte! J'aimais tellement les faire vibrer, je trouvais que c'était une des choses les plus merveilleuses dans la maison. En plus ça se dévissait et revissait. J'aime encore les stoppeurs de porte :)
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