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Mais tout
ce qui a trait aux mœurs de groupes conformistes m’étonne sans cesse. Plusieurs
Asperger se décrivent d’ailleurs comme des extra-terrestres, des aliens. On trouve sur Internet une
communauté d’Asperger très active qui se nomme Wrong Planet (« mauvaise planète »). On pourrait aisément
croire que nous nous sommes égarés sur le trajet du retour, lors d’un périple
nolisé dans la galaxie d’Andromède. Notre planète-mère doit être loin. Très
loin.
Pour
contenter mon conjoint, avec lequel je vis des jours tendres depuis plus de vingt
ans, j’ai accepté de réaliser son rêve de toujours d’aller voir les Harlem
Globetrotters. Il s’était juré d’aller les voir s’ils venaient un jour à
Montréal. Et pour me punir, ils l’ont fait. J’ai donc accepté de bonne grâce.
De toute manière, mon conjoint est familier avec ce bon vieux point fort des
conjoints Asperger : la loyauté indéfectible. C’était le 12 avril
2013. Il y avait eu une tempête printanière plutôt tardive et tous les éléments
de la nature semblaient se liguer vigoureusement pour faire échouer notre effort
de nous rendre dans la grande ville, avec le trajet d’une heure que cela
impliquait. Mais nous avons combattu vaillamment la nature. Donc, accompagnée
de mes sensibilités sensorielles et de ma sauvagerie farouche pour tout ce qui
touche les rassemblements, j’ai pris mon courage à bras le corps. J’ai même
pris des notes, comme ça, sur le vif. N’étais-je pas en mission d’observation?
D’abord,
comme tout bon autiste un peu rigide qui se respecte, j’ai eu au ventre la peur
obsédante de me pointer en retard. Nous sommes donc partis bien à l’avance,
mais malgré notre prévoyance, les aiguilles argentées de ma montre me
narguaient sans cesse, au point que c’en devienne pour moi une véritable obsession.
Chaque bourrasque et accumulation rapide de neige semblait être un message
descendu tout droit du ciel me murmurant sans cesse au creux du pavillon de mon
oreille : « N’y va surtout pas… ». Le souper s’est alors
mastiqué à la hâte, dans mon cas, même si nous avions amplement le temps. J’ai
à peine souvenir d’avoir savouré le contenu de mon appétissante assiette. Il y
avait de la volaille; pour le reste, le souvenir demeure embrumé et très vague.
Pour mon propre confort, j’ai choisi le resto dont la porte d’entrée était la
plus proche de celle du Centre Bell.
Le Centre
Bell est grand. Il y a plus d’éclairage et d’écrans qu’à Times Square. Bon,
j’exagère. Je devrais dire : il y a plus d’écrans et d’éclairage au pouce
carré qu’à Times Square. Les couleurs criardes surgissaient de partout, les
bruits ambiants et la musique me sautaient à la gorge comme une meute de loups
affamés sur mon pauvre corps tremblotant. Je me sentais en zone de guerre,
bombardée par des images rapides et mes tympans criaient pitié à travers tout
ce chaos. J’étais entourée de mille et une distractions visuelles et sonores
qui assourdissent et aveuglent.
J’étais
ravie tout de même de réaliser et je n’avais pas envie de m’enfuir. De toute
manière, j’avais choisi bien librement d’être là et je m’attendais à un chaos
sensoriel bien orchestré. En fait, oui, mais pas tant que ça. Je dois avouer
bien timidement que c’était au-delà du prévisible et de l’imaginable. Mais
comme je n’avais pas à adresser la parole à qui que ce soit d’autre qu’à mon
conjoint, je pouvais dignement survivre. L’application Relations sociales 101
n’étant requise qu’au minimum, il me restait suffisamment de forces pour
affronter tout cet environnement lourdement agité.
Mais
au-delà du chahut, j’avoue que j’étais davantage intriguée par le public. Mais
qu’est-ce qui attire tant d’individus à quitter leur salon douillet et leur
cinéma maison et à se rassembler en si grand nombre dans un lieu confiné et
surchauffé avec comme point d’intérêt principal d’encourager d’autres humains?
En regardant la foule, je me disais sans cesse : « Mais à quoi jouent
les gens “normaux”? ».
J’ai pris
des notes : les applaudissements excessifs poivrés de cris d’enthousiasme
débridé, des tapements rythmés du pied, et encore, des applaudissements
parvenant par vagues récurrentes, comme répondant à un tango invisible que je
ne percevais pas. Je sentais l’énergie massive de tout ce groupe, la présence
des gens entassés qui ne se connaissent ni d’Adam ni du serpent, mais qui se
réunissent avec, de toute évidence, une motivation et un but commun. Toutes ces
choses qui naturellement ne me disent rien. Ces choses qui ne m’attirent pas.
J’observais
sans comprendre ce besoin d’être en groupe pour partager une même ambiance et
une même énergie. J’ai demandé à mon conjoint ce qui motivait les gens, il m’a
parlé du sentiment d’être dans une même équipe, de tous faire partie d’un même
ensemble. Et je réalisais à quel point ce sentiment m’était totalement
étranger. Je suis invariablement imperméable à toute forme de partisannerie ou
adhésion à une équipe formelle ou informelle. À tout ce qui crée l’identité
sociale d’un individu. Je déteste les compétitions amicales où on joue les hommes contre les femmes. Je ne
comprends pas la rivalité brunes vs
blondes, l’âgisme, le sexisme ou le racisme. Alors pour moi, que les Harlem
Globetrotters perdent ou gagnent contre l’équipe adverse ne changeait rien à la
donne.
J’ai aussi
demandé à mon conjoint si les gens avaient tous vraiment envie d’applaudir tout
le temps ou s’ils se forçaient, et il m’a évoqué un sentiment de légère obligation
d’applaudir pour être en phase avec le groupe, mais aussi un effet d’entraînement,
insistant que cette joie était contagieuse. Si les autres aux alentours sont
enthousiastes, ce bouillon d’exaltation devient vite partagé par tous. Cette
osmose-là, je la sentais autour de moi. Autour, mais pas en moi. Cette
effervescence m’entourait et m’effleurait, sans jamais se fondre en moi.
À un
certain moment, tout le monde s’est levé hardiment debout pour attraper des
T-shirts aux couleurs de l’équipe qui étaient lancés dans les estrades, comme
un essaim de femmes célibataires déchaînées qui veulent absolument attraper le
bouquet balancé en riant par une joyeuse mariée. Je me suis dit sans méchanceté :
« Plus ils font de bruits, plus ils sont contents », moi qui apprécie
par-dessous tout la tranquillité et la présence de peu de gens, dans un
environnement peu bruyant et maîtrisé. Ici, tout peut arriver, on dirait. Le
meilleur comme le pire. L’imprévisible. Et l’imprévisible, c’est mon ennemi
juré.
J’ai
observé aussi les basketteurs, des entertainers
qui soulèvent vigoureusement la foule pour danser sur WMCA ou d’autres hymnes populaires entraînants. Avec leur
enthousiasme débordant, ils font participer la foule. « Make some noise! », nous a lancé
l’un d’entre eux en agitant les bras en mouvements ascendants. J’ai perçu chez
ces meneurs de foule un besoin d’approbation, de déification, cette petite
chose étrange et fluide que je perçois lorsqu’une personne me parle de ses
exploits personnels en cherchant l’admiration dans mes yeux. Je me suis dit :
« Plus ils font de bruits, plus ils sont contents eux aussi! »...
Alors, je
demeure perplexe. Pourquoi tant de partisannerie, tant de cacophonie, ces
stimulations excessives comme source de plaisir? Est-ce que toute cette
agitation est vraiment utile pour créer le sentiment d’amusement? Dans ma
perception personnelle, j’ai l’impression de ne pas être du tout à ma place,
loin de mes points de repères. Je suis une véritable intruse. J’avais par
moment une envie criante de me boucher les oreilles en gémissant. Je sais, ça
ne se fait pas en société quand on est une bonne fille. C’est faire un pied de
nez effronté aux attentes sociales. Et toute cette foule compacte, homogène
comme une seule personne, mue par un seul cerveau, ne comprendrait pas… Moi, je
suis seule face à eux. Comme à chaque jour.
Je viens de découvrir votre blog, j'ai tout lu et j'attends le prochain article avec impatience; c'est très intéressant de vous suivre ainsi, semaine après semaine...Merci pour ce partage !
RépondreEffacerJe viens de découvrir votre blog, et j'aime beaucoup; j'ai hâte de lire la suite. Quel plaisir ce sera de vous suivre pendant une année. Merci pour ce témoignage !
RépondreEffacerBonjour
RépondreEffacerNul besoin d'être Asperger pour ne pas apprécier les rassemblements humains et leurs débordements . De très nombreux " neurotypiques "( sic! ) dont je suis , les ont en horreur . Et ressentent exactement les mêmes choses que vous , éprouvent les mêmes sensations de saturation , sentiments d'incompréhension et désirs de fuite
Félicitations pour votre blog !
Bonjour,
EffacerOui, ne pas apprécier les rassemblements n'appartient pas qu'aux asperger, j'en suis d'accord. Mais c'est un critère important. Il ne faut pas perdre de vue que tous les critères du syndrome d'asperger se retrouvent dans la population en général. Ce qui fait que l'individu est asperger ou autiste, c'est la quantité de critères rassemblés, leur intensité et leurs effets handicapants au quotidien.
Effectivement vous avez raison de souligner qu'il y a entre les aspis de grandes ressemblances mais également des divergences notables . Je suis mariée depuis 28 ans avec un autiste Asperger qui ne craint pas les rassemblements , les foules même bruyantes et excitées , les meetings etc . Bien au contraire de moi ! Si on se fie à ce seul critère je suis autiste et lui pas du tout .....
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