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Au-delà de mes particularités alimentaires, je crois que j’avais des exigences un peu étranges lors des repas familiaux. Bien que, tel que je l’ai mentionné précédemment, je tendais à salir par dédain mon côté de nappe avec mes doigts tachetés d’aliments, je ne supportais pas d’endosser les salissures exécutées par d’autres individus à table. Mon père raffolait des betteraves marinées comme accompagnement et en ajoutait dans son assiette à presque tous les repas, sauf avec ses crêpes dominicales. Souvent, des petites gouttes du liquide fuchsia fuguaient entre le bocal de départ et l’assiette d’arrivée, lors du transport aérien par les quatre dents de la fourchette. Comme le chemin de petits cailloux du Petit Poucet. Ces taches sur les nappes de semaine défraîchies étaient devenues indélébiles et formaient à la longue un petit tableau de Miró.
Si par
mégarde ma mère inversait sa nappe, immanquablement, ma réaction était de lui
crier en panique que ces taches mauves n’étaient pas les miennes. Et je
résistais, tant et aussi longtemps que le changement de côté n’était pas dûment
effectué. Il y avait un certain dédain dans cette démarche, une horreur de ces
marques abstraites dégradées progressivement à chaque lavage. Mais aussi un
rigide besoin que tout soit droit. Ce n’était pas mon côté de nappe. Voilà. Il
m’aurait été impossible de consommer mon repas en paix si cette rectification
n’était pas apportée au moment de sa réquisition. Mon univers aurait été en
plein chaos.
Ma prime
jeunesse a été également parsemée de mes gaucheries et des difficultés motrices
qui me guettaient à chaque mouvement esquissé. À table, la tentative d’approche
de la main droite vers le verre de lait se terminait presque systématiquement par
une collision latérale entre mes doigts tendus et le centre du verre.
L’alignement entre mes yeux et mes mains me faisait cruellement défaut. Il en
était de même pour tout ce qui concernait l’alignement général de mon corps.
Les cadres de porte et les meubles se mettaient constamment en travers de mon
chemin, comme une conspiration maudite afin de me faire trébucher, esquissant
sans fin écorchures par-dessus ecchymoses, empilées en vrac comme sur un sandwich
BLT.
Mes tentatives
de faire de la bicyclette se sont montrées tout aussi infructueuses que mon
apprentissage de la natation. Il manquait invariablement un petit quelque chose
au niveau de la coordination, comme un millimètre en trop ou en moins à réajuster.
D’ailleurs, la bicyclette ne m’attirait pas particulièrement. D’abord, c’était
trop d’autonomie pour une si petite personne dans un si vaste monde auquel je
commençais à peine à m’éveiller. L’idée de m’éloigner seule de la maison me
terrorisait à un point indicible. Alors, je n’ai pas insisté très longtemps
pour réussir mon équilibre périlleux sur deux roues : la motivation était
totalement absente. Si tous les gamins rêvent de posséder une bicyclette jaune
ou rouge de deux à cent quarante-cinq vitesses et pourvues de diverses
fonctions et éléments décoratifs reflétant leur personnalité, pour ma part,
tout cela m’était étranger et mes pieds me suffisaient. Je ne voulais pas « faire
comme les autres » : cette notion m’était totalement étrangère. Je ne
savais pas ce que voulaient les autres.
Il ne
m’était pas naturel d’aller au devant des autres enfants. Un petit instinct
personnel savait déjà que nous n’étions pas de la même variété, car je ne me
laissais pas assimiler à leurs jeux de groupe ou à la contagion de leur humeur,
bonne ou mauvaise; je ne cherchais pas leur compagnie avec spontanéité. En
apparence, je partageais peu d’activités et d’intérêts communs avec mes
semblables. Outre le fait que j’étais réfractaire et trop maladroite pour la
bicyclette, je préférais le cocon salutaire de ma chambre familière aux
bruyantes activités à l’extérieur. Osciller dans l’espace assise sur les
balançoires au terrain de jeu, échanger en rigolant un ballon coloré, faire une
saucette en groupe à la piscine municipale, non merci. Ces bambins qui
poussaient, qui criaient, qui tourbillonnaient comme un essaim d’abeilles me
rendaient aussi anxieuse que si on m’avait annoncé que j’allais être jetée
vivante dans une fosse aux lions. Ils me faisaient peur.
C’était
sans doute une étape préparatoire. L’été précédant mon entrée en classe
maternelle, ma mère m’a imposé de jouer avec les petites filles de la voisine.
Elle me répétait sans cesse que je devais sortir de ma coquille. Mais le petit
poussin apeuré trouvait pourtant bien inutile de changer quoi que ce soit à ses
habitudes solitaires et isolées et n’en voyait pas l’utilité. Mais à la fin des
années soixante, début soixante-dix, on ne négociait pas avec une figure
parentale. Donc, j’ai joué avec les petites voisines pour faire plaisir à ma
mère avant tout, car j’étais une enfant polie et généreuse. De toute manière,
je n’avais aucune argumentation potentielle pour faire valoir mon droit à la
réclusion.
C’était la
belle époque où on envoyait les enfants jouer dehors toute la journée, sans
écran solaire ni précaution aucune. Les mères poussaient les enfants dehors
pour la journée et barraient presque les portes derrière eux pour s’éviter une
intrusion de leur progéniture. Pas d’inquiétude pour plusieurs heures, puis lorsque
l’enfant réapparaissait, on le détaillait de haut en bas. S’il avait un lobe
d’oreille déchiré ou un bras manquant, on le couvrait d’un pansement et on le
remettait à la rue le lendemain jusqu’au coucher du soleil. La seule obligation
contractuelle pour le petit était de se pointer aux repas et de repartir
aussitôt la dernière bouchée engloutie. J’étais donc laissée à moi-même durant
des heures en terre étrangère. La terre de la vie sociale. Moi, je n’en
ressentais pourtant pas le besoin. Ma solitude m’apportait bien davantage et
était bien moins contraignante. Car de compromis et de négociations, je ne
connaissais pas l’usage. Alors, bien évidemment, je suivais comme un petit
caniche de poche.
Les autres
enfants ne pouvaient pas partager les jeux dans ma tête. J’en étais bien
consciente puisqu’ils me ramenaient à un monde trop terre à terre pour être
assurément intéressant. Ils aimaient rire bruyamment, se courir après en criant
pour ne pas avoir la tag, parlaient
fort pour imposer leurs choix de jeu avec leur instinct de domination naissant,
voulaient être le chef, la mère ou le gardien du zoo. Mais diable que les
journées étaient longues. Moi, je voulais juste qu’on me laisse un peu
tranquille. Je participais, mais il ne fallait pas que d’autres enfants
s’ajoutent à notre petit groupe de trois, car là, je devenais entièrement
muette. J’aurais souvent voulu fuir, tambouriner à la porte de la cuisine et
demander grâce, supplier ma mère de me laisser m’ensevelir dans ma chambrette,
sous les draps.
Comme je
disposais déjà dans la petite enfance du logiciel interne Manque de diplomatie
et incompréhension des non-dits, il s’est produit quelques situations
amusantes. Je me rappelle très clairement qu’un soir, mon père était épuisé en
rentrant du travail. Comme ma voisine était avec sa petite sœur sur son balcon
et me demandait à moi, d’en bas, si elle pouvait venir à la maison, mon père
s’est mis à faire des larges signes de tête de gauche à droite. Elles ne
pouvaient le voir, car un bout de mur le cachait. La petite Nathalie, Manon ou
Johanne, je ne sais plus, insistait.
Mon père
me dit en murmurant : « Dis-lui de rester chez elle ce soir. »
Moi, très
fort : « Mon père dit de rester chez vous »…
Mon père,
murmurant toujours : « Non, dis-lui que c’est toi qui veut qu’elle
reste chez elle .»
Alors, moi,
toujours très fort : « Mon père fait dire que c’est moi qui veux que
tu restes chez toi. »
Mon père,
murmurant, mais sans doute avec de l’impatience dans le ton (ça ne donnait rien avec moi de toute
manière, je ne captais pas) : « Non, dis-lui que c’est toi qui ne
veut pas jouer. »
Moi à mon
père, assez fort, car j’étais déjà dans ce rythme-là : « Oui, mais ce
n’est pas moi qui le dis, c’est toi... »
Je ne me
souviens plus trop, mais il me semble qu’il a perdu patience et qu’il m’a dit
de rentrer. Enfin, au moins, j’étais à l’intérieur! Et Nathalie, Manon ou
Johanne, je ne sais plus, est restée chez elle.
J’aimais
bien être seule dans mon monde. Par contre, je commençais à découvrir un monde
extérieur plus étendu que prévu, plus exigeant que ce qui l’animait au bout de
mon nez; les relations interpersonnelles devenaient plus périlleuses que les
traditionnels « Mange toute ton assiette » et « Vite, va mettre
ton petit manteau bleu, on s’en va à l’épicerie. » Je ne demandais rien,
si ce n’est qu’on me laisse faire mes petites choses à ma manière. Je ne
requerrais pas d’attention constante, d’applaudissements à chaque bon coup,
d’encouragements ni de « Wow, t’es bonne ma grande! » Rien. Pantoute, comme on dit chez nous.
En prenant
conscience de tout ce monde environnant, je voyais qu’il y avait plein de
variables étranges, plein de « il faut », « il ne faut pas »,
et je ne comprenais pas tous ces rituels de vie qui n’avaient aucun sens pour
moi. Je commençais à percevoir un sentiment de décalage, j’avais l’impression de
vivre un rêve flou. Je vivais au présent uniquement et la notion du temps
m’échappait. Avoir les choses tout de suite après une promesse ou une évocation
m’était nécessaire. J’avais besoin d’avoir les choses tout de suite, sinon, une
panique sans nom s’installait, panique qui me tétanisait ou qui s’exprimait par
une crise d’impatience capricieuse très forte qui semblait sans doute inadaptée
au contexte. Pour moi, le futur n’existait pas. Un « on verra » était
un non catégorique, ne renfermant pas la moindre lueur d’espoir de voir ma
requête se réaliser.
Je ne le
savais pas encore, mais j’entrais dans une existence remplie de codes et de
jeux sociaux auxquels j’allais devoir adhérer sans en connaître les règlements
officiels, les coups de pénalité et les déplacements latéraux permis. Que je le
veuille ou non, mon pion allait être déposé officiellement sur la planchette du
jeu.
On sait qu'entre les autistes, les différences sont aussi grandes que chez les neuro-typiques. Mais, nous nous ressemblons au moins sur un point: le désir de rester dans notre bulle; nous y sommes bien et la proximité des autres nous fige, nous met mal à l'aise et nous pousse à nous isoler. J'ai appris à aller à bicyclette, mais j'en faisais seul. J'aimais bien lire des livres de sciences, observer la nature, faire mon potager, ou même simplement marcher en tournant en rond et j'étais très heureux et seul. Je jouais parfois avec des amis, plus jeunes que moi, ou je pouvais avoir un ami, avec qui je parlais et qui écoutait mes pensées (parce que je pensais beaucoup!). C'est à l'adolescence que ma solitude a commencé à me peser...
RépondreEffacerJ'apprécie toujours vous lire, et j'ai hâte de lire la suite. Encore au moins 31 articles intéressants à venir. Avez-vous fait votre plan? Est-ce que vous savez en gros ce que vous allez écrire les prochaines semaines?
Merci beaucoup de me lire! Vous avez tout à fait raison sur notre point commun, nous apprécions la solitude et elle ne nous pèse pas. Pour répondre à votre question, je n'ai pas un plan précis. J'ai une liste d'idées que je bonifie au fur et mesure qu'elles viennent, mais je choisis le lundi le sujet dont je parlerai le dimanche suivant. Cette période-ci fait un peu exception, car on m'a demandé de parler de l'enfance, alors j'ai fait 2 textes petite enfance, qui seront suivis par 2 textes pour la petite école et 2 pour l'adolescence. Mais en fin de semaine, il y aura un autre sujet qui sera intercalé, car il y a une mise au point importante que je veux faire depuis un bout de temps et ce sera mon sujet de dimanche. Mais non, il n'y a pas de plan précis, des fois je choisis un sujet et je change d'idée au cours de la semaine. Mais je serai bientôt rendue à la moitié, et je pense que je vais manquer de semaines pour tout dire ce dont j'ai envie de parler!
RépondreEffacerComme tu sais je suis NT et ma petite enfance a coulé tout naturellement sans heurts et souffrance à part quelques moments pathétiques comme un cœur qui éclate en sanglots suite à la mort d'une cerf dans un film. Hypersensibilité.
RépondreEffacerSais pas en lisant ce que tu as vécu dans ton enfance comparé à la mienne je me demande si la formation solide du moi n'arriverait pas très très vite chez l'aspie. Cette conscience que tu avais de l'autre était si puissante et donnait naissance à la peur. De mon côté je suis sorti de mon monde informe et harmonieux vers 10 ans suite à une épreuve. Le moi s'est formé presque d'un coup d'où la naissance de la peur de l'autre, et le besoin de solitude et de bulle.