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Comme chaque jour de semaine, j’étais stationnée dans le très peu rembourré cubicule gris qui m’était assigné pour vaquer à mes tâches professionnelles. Ce dernier prenait racine comme une dizaine de ses semblables dans le plancher d’un vaste bureau à aire ouverte. C’était une fin d’avant-midi comme les autres, celle d’un lundi ou d’un jeudi anonyme. L’odeur alléchante du café matinal s’était déjà volatilisée depuis quelques heures. La climatisation mal ajustée du local nous faisait claquer des dents à un rythme de techno house agité et porter des manches longues bien chaudes, quand à l’extérieur il faisait au moins 47 °C à l’ombre. Une journée normale de besogne au bureau, quoi.
Aux
alentours de 11 h 40, un étourdissement crépitant, un mal de tête
naissant et une chatouillante fringale ont uni leurs forces pour s’attaquer
brutalement à moi. Pour contrer leur agression, je prends donc la rationnelle
décision qui s’impose : manger une barre collation aux céréales avec un
pourcentage lilliputien de saveurs naturelles. Une collègue, sans doute gorgée
de parfaites intentions, me jette un œil suspect en passant devant mon espace
de travail exigu. Elle s’arrête en silence devant moi et me regarde fixement.
On dirait un personnage d’outre-tombe sorti tout droit du film Les autres[1].
Puis, avec un air hautement surpris, elle me balance sa semonce
pseudo-maternelle : « Tu manges à cette heure-là? C’est bientôt
l’heure du diner… » Je lui réponds, avec ma logique implacable : « Mais,
j’ai faim maintenant! » Elle me rétorque alors, avec une subtile indignation :
« C’est toi qui le sais! » en haussant les épaules, avant de
reprendre son chemin sur le très usé tapis industriel aux couleurs affadies par
les frictions infernales de chaussures variées et de bottes sales.
Au moment
où Jeannette, Jeannine ou Jeanne s’extirpe des murs bétonnés du département, je
capte à la volée son demi-murmure à une autre collègue : « Voyons
donc… Elle va gâcher son dîner. Manger à cette heure-là, c’est vraiment pas
normal… » Me voilà démasquée. Dépêchez-vous donc de sortir le fouet, la
cravache ou la règle de bois. Il me semble que je mériterais une contravention
ou du moins un blâme d’une autorité policière quelconque. Incorrigible, une
fois de plus, je n’ai pas respecté la norme établie. Je n’arrive toujours pas à
comprendre, à mon âge légèrement avancé, qu’il est anormal de manger quand on a
faim. Il ne faut surtout pas se laisser émouvoir par ses pulsions profondes.
Parfaitement interdit. Puisque nous avons déjà des heures précises, fixes et
prévues à l’agenda pour rassasier notre estomac, peu importe l’état actuel de
notre appétit. C’est ça qui est normal.
Moi, je
suis logique et carrée comme un cube de Rubik. J’ai faim, je mange. L’heure et
la convention, je les ignore avec maladresse et ignorance. L’exemple est plutôt
flasque et insignifiant, je l’avoue. Ce n’est pourtant qu’un petit exemple de
ma « marginalité » ordinaire qui se manifeste effrontément même dans
le plus banal de mes gestes. De ces gestes répétés qui attirent au quotidien
les remarques incisives et les onomatopées indignées. Me voilà donc contrainte
de faire un très forcé coming out :
je ne suis pas une personne normale. Mais malgré le digne avertissement, je
tiens quand même à souligner à large trait que je n’ai pas lâchement gâché ce
fameux dîner non plus.
Mais quel est donc cet étrange concept qu’on
nomme avec assurance la normalité?
On pense
bien à tort que le terme normal veut
dire « adéquat » et « correct ». On croit que ce qui est
normal est approuvable et approuvé à tout coup. Ce qui est normal serait donc
le concept ou la marche à suivre aveuglément. En fait, normal veut dire « qui est conforme à la norme » et la
norme, c’est le standard créé par la majorité des individus. La normalité
serait donc le dénominateur commun qui rallie le plus de monde, par rapport à
un point de référence, sur un sujet donné. Une chose est normale quand elle
correspond à ce que le plus grand nombre accepte, trop souvent même juste par
habitude et sans remise en question ou réajustement occasionnel.
Donc, par
opposition, ne pas être normal, ne veut pas dire être incorrect ou avoir
systématiquement tort. Ça signifie simplement que l’on diffère de la majorité.
Pourtant, de nos jours, ne pas être normal est une insulte qui fait longer des
murs de plâtre défraîchis et ronger avec rage des moulures de porte en bois
sculpté. Car, attention, il faut avant tout éviter que le pied gauche ne
dépasse de la double ligne rouge admise, sinon c’est le sifflet réprobateur de
l’arbitre qui retentit. Et se démarquer négativement, il faut l’éviter par tous
les moyens possibles.
La société
veut plus ou moins forger tout le monde sur un modèle semblable et des critères
précis concernant ce qui est acceptable. C’est une entité tentaculaire qui
s’agrippe à toutes les sphères de notre vie. Mais n’est pas normal qui veux.
L’effort demande un réajustement pointilleux et constant des personnes
concernées. Ainsi que beaucoup de précieuse volonté. À chaque jour, des
individus inquiétés de leurs réactions propres et de leurs plus intimes
émotions posent autour d’eux d’importantes questions, la lèvre inférieure
tremblotante : « Suis-je normal? », « Quand ça vous arrive,
vous faites quoi, vous autres? », « Qu’est-ce qui est normal, dans ce
cas-là? », « Si je choisis le bleu au lieu du vert, est-ce que je vais
paraître anormal? », et j’en passe...
On ose parfois, dans l’oubli de ma différence invisible d’individu autiste, me
poser la question, comme si j’étais une référence potentielle en la matière. En
vérité je vous le dis, un grand nombre d’individus autour de vous galèrent sans
arrêt pour demeurer dignement dans la norme. Plusieurs passent peut-être
tristement à côté du sens profond de leur vie, le besoin du normal empêche
peut-être chacun d’être lui-même et de se questionner sur ses besoins propres.
Mais
pourquoi autant de coups énergiques de pagaie ou de foulées fermes avec des
chaussures griffées de coureur de fond sont-ils aussi nécessaires pour demeurer
dans cette étouffante normalité? Bien sûr, les gens se réconfortent dans le moelleux
divan de velours rose antique de la normalité. Elle permet de s’identifier à
ses semblables, d’éviter le jugement et le rejet. Elle permet d’appartenir à un
groupe approuvé et certifié du sceau de l’excellence, c’est-à-dire de suivre
les codes et les normes acceptés. La normalité donne des barèmes et permet donc
à l’individu de connaître et d’adopter les comportements attendus, d’intégrer les
valeurs communes, se procurer les objets nécessaires pour projeter une image
souhaitée et de privilégier certains statuts sociaux.
Quand n’importe quoi pourrait être la norme,
finalement
Mais
arrêtons-nous un bon dix secondes. Pas plus. Juste pour y penser un petit peu.
Donnons-nous un exemple extrême pour frapper l’imaginaire une bonne fois pour
toutes. Imaginez que la majorité des gens mangent leurs bananes avec la pelure
comme on le fait avec bon nombre de fruits : pour tous, manger une banane avec
sa pelure intacte serait sans questionnement l’immuable normalité. L’individu
qui, par un beau jour ensoleillé en plein pique-nique familial, pèlerait
soigneusement sa banane au vu et au su de tous serait tout de suite pointé du
doigt avec indignation et jeté en pâturage aux lions. Ce serait la grande
hérésie et le chaos total dans les chaumières. Déballer le fruit exotique avant
de mordre dans sa chair pâteuse serait absurde et anormal.
Bien sûr,
ce serait un comportement qualifié sans hésitation de déviant. La personne
serait questionnée, taxée de gaspilleuse, passerait pour excentrique. « Tu
jettes le meilleur! », lui dirait-on avec le plus grand naturel du monde.
Je sais et je l’avoue sans crainte, l’exemple est manifestement farfelu. Mais
bon nombre de situations, comportements ou paroles jugées normales sont tout aussi
farfelues. La norme n’est pas toujours logique. La norme est créée par l’usage.
Un usage dont souvent on ignore même l’origine.
Acceptable, le normal?
Pourtant,
le normal devient l’idéal de vie, l’accepté et l’acceptable. La normalité
actuelle quand on la regarde objectivement, est pourtant souvent cruelle, sombre
et injuste. Elle est faite d’indifférence à l’autre, d’individualisme,
d’incompréhension mutuelle et de rejet sans appel de ce qui dérange. De manière
insultante, la normalité est imparfaite : elle supporte les guerres en
disant que les peuples ont toujours fait la guerre en cas de malentendus
considérés insolubles. Elle tolère les cas de corruption financière en disant
que là où il y a de l’argent, il y a des profiteurs. Elle s’amuse à dire que
les hommes préfèrent les femmes jeunes et minces ou qu’il est impensable de
mettre les maïs en crème en dessous de la viande hachée dans un pâté chinois.
De plus, à
l’intérieur de ses rangs, il semble qu’il y ait des individus qui sont « accros
à la normalité ». C’est-à-dire que dès que quelque chose déroge de la norme
connue ou qu’une parole ou qu’une blague n’est pas construite sur le modèle de
base familier, ces individus vont souligner toutes nos différences comme autant
de fautes dignes de la peine de mort. La discrimination envers l’individu
différent, voire son exclusion, sont alors au rendez-vous. Ces individus font
sentir les personnes « divergentes » comme autant d’êtres vivants
incorrects à bannir d’un simple revers de la main. Ils s’accrochent au moule de
la normalité, comme à un livre de saintes paroles, sans la moindre nuance
possible.
Hors du moule de la normalité, point de salut?
La norme
admise n’est écrite nulle part, sauf dans quelques rares domaines. Mais dans le
petit quotidien, les panneaux indicateurs se font rares. La normalité fait
partie de l’implicite, de ce qui est transmis par osmose aux individus
perméables. Et y déroger coûte cher à tous ceux qui osent s’aventurer dans les
eaux agitées de la différence. Plus une personne contraste avec la normalité,
moins on tolèrera ses attitudes et ses comportements. Elle sera weird, bizarre, excentrique ou dérangée.
Elle sera mise à l’écart, peu importe la cause de sa différence.
En tant
qu’Asperger, je suis toujours en décalage avec la norme. J’y suis imperméable,
mais je commence seulement depuis quelques années à prendre connaissance de son
existence et de son influence si considérable. Et elle me terrifie par son
manque de souplesse et d’inclusion. Ce qui est conçu comme normal : faire
des voyages exotiques de manière régulière, se vanter d’avoir des qualités
artistiques dans des disciplines bien vues, posséder une belle résidence dans
un quartier résidentiel tranquille, suivre les modes du moment avec grâce, dire
le mot juste au bon moment et taire certaines pensées légitimes pour donner une
image spécifique de soi, être la fille cool qui aime démarrer la fête... Tout
cela est le contraire de moi. Je vis toujours en différé, comme une émission en
reprise de sa diffusion originale, rejouée plus tard au cours de la semaine,
tard dans la nuit, aux heures de faible écoute. Quand certaines choses
m’accrochent enfin, elles ne sont soudainement déjà plus tendance.
Moi, je
suis très peu influencée par les modes de la société, à moins qu’elles ne me
plaisent vraiment. Quand je m’y intéresse, c’est que je me suis questionnée. Je
salivais à la vue d’une Nissan Cube alors que tout le monde que je connaissais
détestait les lignes très franches de cette sublime voiture, qui,
effectivement, ressemble à un cube. Je refuse les téléphones intelligents parce
que les gens en deviennent souvent esclaves et doivent changer de modèle sans
arrêt pour se maintenir à jour. Je ne veux pas aller au resto chic branché ou
porter des chaussures excentriques juste parce qu’elles sont tendances. Je dois
aimer vraiment les vêtements que je porte, même si j’ai longtemps eu l’air de
m’habiller comme une femme classique et terne de deux fois mon âge.
Quand je
regarde le monde autour de moi, la plupart du temps, je me sens correcte et
j’ai l’impression que c’est la société autour de moi qui ne l’est pas. Cette
société faite de paradoxes flous, injustes et compliqués pour rien. La
différence n’est-elle pas meilleure que la normalité dans la mesure où elle
apporte un éclairage nouveau et plus précis sur les tendances dépassées? Et si
chacun, au lieu de chercher à se conformer, cherchait à se différencier, et
uniquement pour de bonnes raisons. Ainsi on pourrait espérer aboutir à plus de
tolérance. Et on verrait que le monde, au-delà de la normalité et de la
prévisibilité, a beaucoup de nouveautés multicolores à offrir.
Bonjour Marie-Josée
RépondreEffacerJe te trouve très "rentre-dedans" et souvent très drôle, qualités qui ne sont pas si répandues dans la "non-communauté" asperger.
"Ronger avec rage des moulures de porte en bois sculpté" est un de ces traits libérateurs et hilarants dont tu as le talent. Je crois que c'est important, ça bouscule, ça fait avancer l'idée que les gens ont du syndrome.
Une autre phrase m'interpelle : "Je vis toujours en différé, comme une émission en reprise de sa diffusion originale".
J'avais écrit un petit texte sur cette idée de "différé", il y a quelques semaines. C'est plus ou moins hors-sujet par rapport à ton post, mais on est toujours un peu hors-sujet quand on parle de soi.
« Je suis paradoxalement doué d'empathie et même de compassion. Bien sûr, ces émotions ne se manifestent jamais en direct, lorsque j'écoute en toute indifférence quelqu'un m'exposer ses malheurs ou ses bonheurs. Elles ne se révèlent qu'en "différé", lorsque je me retrouve seul et que je me repasse la scène. Je peux alors être touché, au point parfois d'en avoir les larmes aux yeux ou la chair de poule.
En fait, tout se passe comme si j'aimais les autres à condition de ne jamais avoir à supporter leur présence physique. Le simple bruit d'une voiture qui s'arrête, suivi de claquements de portières, de conversations et de rires à 100 mètres de ma maison me perturbe presque autant que si les personnes en question faisaient irruption en courant et ricanant dans ma chambre. Mais sitôt qu'elles s'éloignent de mon monde, que le silence reprend ses droits, j'éprouve à nouveau une sympathie tranquille à leur égard, je redeviens une sorte d'hybride mi-aspie, mi-neurotypique. »