dimanche 29 décembre 2013

Semaine 35 – Derrière un mur de verre ou être dans sa bulle autistique

Crédit photo: pixabay.com

J’ai cherché avec soin de la documentation pertinente traitant de ce phénomène singulier auquel ma vie est liée depuis ma tendre enfance.

On parle souvent d’être dans sa bulle de non-communication, derrière un mur de verre, prisonnier du fameux glass wall. Mais la documentation à ce sujet est relativement floue, tout comme une cloison de verre givré ou un verre à bière humidifié et placé au congélo pour qu’il soit bien froid. Je vais donc y aller de mon propre ressenti, en espérant que ma bulle rencontre celle de mes lecteurs.

J’ai toujours senti la présence, parfois fine, parfois opaque, de cette bulle de verre, sans parvenir à la nommer. Déjà enfant, je ressentais un décalage troublant entre mes petits camarades et moi-même. Comme si je ne jouais mon rôle pas dans la même séquence de film, comme si je n’entretenais pas la même conversation avec la même intensité, comme si je n’étais jamais sur la même longueur d’onde que mes semblables. Les autres, même blottis tout contre moi, m’apparaissaient très loin et distancés. Je me sentais étrangère partout, même entourée de personnes familières.

Ce mur de verre semble bloquer quelque chose; m’enfermer dans la bulle psychologique de mes pensées concrètes; m’empêcher de voir la diversité du monde qui m’entoure et de saisir les non-dits et de comprendre l’implicite. Depuis l’enfance, il m’a kidnappée dans l’intellect et dans mon imagination intérieure, et m’a empêchée de saisir l’essence des bases de la communication instinctive. Ce mur de verre était brouillé, comme une fenêtre thermos périmée qui bloque partiellement la lumière et un peu la clarté de l’image.

Aujourd’hui, il est toujours là, même si j’arrive à transgresser ses règles par moments et à le faire disparaître de ma vie, durant quelques heures ou quelques jours. Mais il me guette au détour d’une parole déstabilisante de l’autre, d’un imprévu banal mais angoissant ou tout simplement d’une surcharge sensorielle intense. Il est constamment instable.

Qu’est-ce que le mur de verre (glass wall)?

Je me demande souvent si ce qui enferme les autistes non-verbaux et non communicatifs est la même bulle que la mienne, sauf que la leur s’avère encore plus impénétrable et hermétique. Je vois tout de même au travers, la réalité n’est pas déformée ou saupoudrée d’hallucinations, elle est juste plus irréelle qu’elle ne devrait se présenter, je crois. Je ressens presque sans cesse la présence de cette enveloppe certes translucide mais néanmoins bien perceptible pour moi. Selon les jours et les circonstances, je parviens à déterminer l’épaisseur variable de ce mur.

Ma bulle de verre me donne un sentiment de dépersonnalisation. Je semble vivre dans un rêve, comme lorsque dans un film, l’héroïne est droguée de force et qu’elle voit sa vision se tordre un peu et qu’elle entend les sons et les voix environnantes distordus et parfois incompréhensibles. Je me sens un peu comme une spectatrice non-impliquée dans ces scènes de la vie courante auxquelles je participe pourtant plus ou moins activement. Mais il y a un brouillard plus ou moins dense qui s’installe à demeure.

J’ai lu sur un forum les propos d’une maman d’enfant autiste, elle-même autiste : elle se rappelait qu’enfant, il n’y avait qu’un grand brouillard épais où elle voyait apparaître un visage ou une main parfois, et du sentiment de peur qu’elle ressentait. Quand je lis cela, quand je compare à ce que je vis, j’ai le sentiment que plus une personne est loin dans le spectre autistique, plus son brouillard est dense et l’isole du monde extérieur. Bien malgré elle.

Ma réalité propre est moins accentuée que dans cet exemple, mais je suis pleinement consciente que lorsque j’étais gamine, ma perception du monde était immédiate et que je n’avais aucunement pris connaissance avec lucidité du vaste univers tout autour de moi. Sans doute, cette bulle était-elle plus fortement renforcée.

Me sentir décalée et incomprise comme si je parlais latin ou martien

En groupe, je me sens parfois très isolée et ma capacité de communiquer et de me connecter adéquatement avec les autres s’en trouve lourdement affaiblie. Parler devient plus difficile, alors l’entretien d’une conversation stimulante est alors altéré. Le silence et l’immobilité me guettent. Je ne saisis pas les attentes d’autrui, car ma perception manque de la finesse nécessaire pour suivre la valse de la communication régulière. Malgré tout, les bruits et les stimuli extérieurs continuent de me marteler la tête avec violence, car eux, je les saisis encore plus fortement.

Quand la bulle de verre prend de l’expansion, j’entends tout autour de moi avec un peu d’écho et lorsque je tente de continuer la communication, il me semble que je suis au ralenti, figée ou partiellement absente de cette réalité pourtant bien concrète qui m’entoure. Je me répète que je suis là, mais c’est plus fort que moi, lorsque la bulle décide de s’épaissir, je n’ai pas la télécommande programmée nécessaire pour arrêter ce processus. Tout au plus, je peux me convaincre avec une certaine volonté de faire un peu semblant que ça va, mais cet effort m’amène invariablement plus loin dans cette bulle glacée et m’en fait prisonnière. C’est comme s’enfoncer dans les eaux glacées d’un lac obscur, en pleine nuit. Tenter de remonter vers la lumière laiteuse de la lune ne se fait pas au même rythme que ma volonté. Et il y a l’anxiété qui prend place et qui s’empare de l’ensemble de mes émotions.

Quand le mur de verre s’épaissit

Lorsque la fatigue me gagne, que l’épuisement physique ou intellectuel me pèse ou que quelque chose vient troubler ma quiétude, je me sens tirée un peu plus vers les profondeurs de mon autisme. Le mur de verre reprend des forces lors des effondrements émotionnels ou lors de surcharges sensorielles très grandes. Comme je suis hypersensible à tout, je sens une couche défensive se former autour de moi pour me recouvrir comme un cocon bien épais. C’est comme si des rideaux se refermaient automatiquement pour m’épargner de la trop troublante clarté du jour. Dans un film de science-fiction, on verrait un bouton rouge Warning clignoter fébrilement et les portes étanches du sas se refermeraient tout autour de moi.

En 2002, j’ai fait un horrible burn-out, suite à une situation de harcèlement moral au travail. « Dépressive, j’ai été », comme dirait maître Yoda. Mais il y avait plus. J’en ai perdu entièrement l’appétit, je ne me lavais presque plus, je ne pouvais lire ou visionner un film et je ne réagissais presque plus aux paroles attentives de mon conjoint. J’étais absente de tout. Presque momifiée, je vivais exclusivement à l’intérieur de moi, sans réactions externes. J’ai mis des mois à m’en remettre. Et comme aucune médication ne fonctionne sur moi, j’ai vécu toute cette lourdeur à froid. J’étais K.O., comme une boxeuse qui en a pris plein la gueule et qui gît bien immobile au tapis, face ensanglantée contre terre. Les pires effets de la bulle s’étaient fait sentir.

Le mur de verre vu de l’extérieur

Je ne sais pas avec une précision extrême ce que les autres voient lorsqu’ils m’observent. J’imagine qu’ils scrutent une personne immobile et impassible. Muette comme une carpe ou tout autre poisson d’eau douce. Les gens me sentent alors distante et inaccessible; on me l’a déjà trop souvent dit. On pourrait presque se demander s’il y a quelqu’un à l’intérieur.

De mon côté du mur, j’essais de les atteindre sans toujours saisir comment. J’ai l’impression de crier et de taper des poings de mon côté du mur, mais il est insonorisé et c’est un verre trempé bien solide qui est imperméable à la transmission de mon senti intérieur. Alors du dehors, je peux paraître impassible et désintéressée. Mais il faut voir plus loin.

Aujourd’hui, ça va mieux : je domine davantage cette bulle de verre. Elle demeure présente, parfois plus mince, parfois plus dense. Elle se joue de ma fatigue physique et émotionnelle et s’épaissit avec le cumul de toute forme d’épuisement. Elle revient me hanter de manière récurrente. Mais je cherche encore le marteau qui pourra faire voler en éclats cette bulle ineffaçable pour de bon. Car elle me dérange. Les quelques fissures que j’y ai faites m’en ont révélé déjà beaucoup… Alors je n’abandonne pas. Il y a sûrement une porte dans la bulle, et je vais en trouver la clé.

8 commentaires:

  1. Bravo! Encore de bonnes idées bien exprimées. Pour ma part, J'ai l'impression que l'épaisseur de la bulle et/ ou la capacité d'y entrer et d'en sortir dépend du degré d'atteinte autistique ? Qu'en pensez-vous?

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  2. Merci pour ces précisions, je peux enfin mettre un nom sur ce que j'appelle "me déconnecter".
    Je viens de lire le blog d'une traite, c'est fou a quel point j'aurais pu l'écrire moi même tellement les similitudes sont nombreuses entre vous et moi.

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  3. Bonjour !
    Je trouve vos écrits vraiment somptueux et touchants, bravo et merci !
    Je suis tombée sur votre blog en cherchant des infos sur les aspis depuis que mon psy m'a suggéré l'idée que je le sois (j'étais déjà "diagnostiquée" - quel mot horrible- "haut potentiel" depuis 20 ans). Je dois dire que je me reconnais beaucoup dans vos textes...
    En essayant de retracer mon propre parcours, je me rends compte que chaque fois que j'ai été dans un milieu inconnu (à l'étranger ou loin de mon domicile) et entourée de monde, j'avais cette horrible impression de ne plus savoir ce qui est réel ou non et de ressentir les choses comme détachée, comme si je regardais un film. Je n'ai jamais compris pourquoi je percevais les choses de cette façon. Est-ce à ce genre de sensations que vous faites allusion quand vous écrivez que la réalité vous parait irréelle (5ème paragraphe) ?
    Encore une fois merci !!!

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    1. Bonjour Erica,

      Oui, c'est exactement cette sensation que je décris... je suis heureuse que mes écrits vous parlent. Vous m'aidez à comprendre l'importance de mon travail. Merci à vous!

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  4. Intéressant, personnellement je décrirais plus une sorte de sphère brumeuse dont je ne peux toucher les bords. Si ça ne va pas, ce qui est à l'extérieur est perdu, ce qui est à l'intérieur perd progressivement ses couleurs et change les sons en échos incompréhensibles.
    Je n'éprouve pas de sensation de solidité de la sphère, plus de quelque chose d'inaccessible aux contours imprécis. Lorsque la fatigue sociale se fait trop intense, j'ai l'impression que la sphère rétrécit et forme des pointes tournées vers l’intérieur. Mais ce qui me frappe toujours le plus, c'est le noircissement des couleurs et la "fantomisation" des sons. Ils me semblent résonnants, errants, spectraux.

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    1. Bonjour Lumiciole,

      Votre description est tellement pertinente et juste! Je confirme pour le rétrécissement lors de la fatigue sociale.

      Un gros merci pour votre commentaire qui est riche en information et en précision.

      Bonne journée à vous!

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  5. Je ne suis pas allée aussi loin dans l'analyse de ma bulle, car j'avoue que pour moi c'est une bénédiction cette bulle. Ce pouvoir qu'à mon cerveau d'appuyer sur off et de s'isoler complètement du monde, me fascine assez. Depuis que je me suis auto-diagnostiquée, j'adore jouer au on/off avec et c'est assez fou, comment elle me permet de supporter mes problèmes de filtration des sons.

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  6. Excellente description de la bulle autistique. Je me disais justement la même chose que vous au sujet de la bulle des autistes "profonds" : sont-ils isolés dans une brume cérébrale opaque d'où les interventions extérieures représentent des agressions insupportables? Ce qui expliquerait leurs crises de décompensation?
    Avec mon diagnostic récent, je me rends compte que j'ai gaspillé une énergie folle à essayer de rester en dehors de cette bulle devant les neurotypiques. J'ai aussi compris que parfois, lorsque je m'assois quelque part et que mentalement, je retire la clé qui fait fonctionner l'automate que je suis, je deviens une poupée inerte sur ma chaise, que tout cela, c'est une plongée dans la bulle.
    Pas d'hallucination, pas de perte de conscience, juste une déconnexion partielle d'avec l'entourage.
    Merci!

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