dimanche 29 janvier 2017

Une différence invisible qui ne se dévoile pas… really?

Crédit photo: pixabay.com


Dans une boutique quasi anonyme, au doux été 2009…

Voilà le type de situation insidieuse se déroulant il y a bien longtemps dans une galaxie lointaine, très lointaine, comme indiqué en lettres paresseusement avachies sur le dos dans les introductions écrites des films de la fameuse série Star Wars. Le pays frétillait en préparation des Jeux olympiques d’hiver 2010 de Vancouver qui devaient pointer le bout de leurs nez glacés sur tous les écrans de télé, plats ou vieillottement profonds. L’inukshuk, gros bonhomme constitué de pierres savamment empilées, s’imposait comme l’emblème par excellence utilisé pour les jeux et un pan de la culture autochtone ancestrale se révélait pour la première fois au regard de nombreux individus. Dont moi.

J’errais paresseusement avec mon conjoint dans une boutique cadeau du Vieux-Montréal, avant d’être apostrophée chaleureusement par une vendeuse plus qu’enthousiaste. Bien qu’elle se soit approchée avec son plus céleste sourire fardé de rouge coquelicot, notre improvisée relation a pourtant dégénéré sans crier gare, aéroport ou terminus. L’homme, ayant repéré le doux piège, avait eu la finesse de se liquéfier lors de l’approche de la dame et de se soustraire à son long discours explicatif sur la signification de l’inukshuk. Moi, je m’étais retrouvée séquestrée en souricière entre l’étalage cristallin de bibelots éclectiques et la dame avenante, soudée sur le carrelage industriel et incapable de prendre mes mollets à mon cou pour une harmonieuse fuite étudiée.

À l’époque, gardez bien à l’esprit que je ne percevais ni ne traduisais pas le non-verbal et les intentions réelles des humains m’entourant. J’étais de plus incapable de détecter le sens authentique d’une expression faciale, tout comme il m’est inaccessible de déchiffrer du sumérien ou de l’ancien français de l’époque Renaissance de Rabelais. Mais cette expression faciale, je la repérais parmi les 21 potentielles et leurs nombreuses déclinaisons subtiles malgré tout. L’expérience répétée me la montrait en relief sans jamais être en mesure de l’interpréter autrement qu’en baissant les bras et en laissant Hamsterdam, mon hamster mental intérieur, courir dans sa roue sans résultat palpable. Lui non plus, il ne comprenait pas. Il ne faisait que s’essouffler en quête d’un sens caché qui s’éclipsait sans fin.

J’ai capté abruptement, entre deux phrases prémâchées, le changement de faciès de la vendeuse, comme une gifle qui vous érafle la joue et imprègne des doigts rosés sur la pommette. Il était toujours le même, répété en boucle infinie par tant de gens depuis la petite enfance. Elle s’est entièrement métamorphosée en un millième de seconde. Comme les louches personnages dans les films d’horreur qui deviennent, sans avertissement, possédés et changent d’attitude et de personnalité sous nos yeux ébahis. De souriante, bavarde et affable, elle s’est fermée soudainement, a abrégé son discours de vente si bien entamé et s’est réfugiée, presque tremblante, derrière son comptoir vitré, sans même me saluer en terminant.

Vu à l’opposé, de mon point de vue, on aurait juré sur un livre sacré que c’était elle dont les pupilles avaient croisé de manière inopinée le regard abject du démon. Moi, j’affichais tout juste mon naturel neutre d’autiste s’ignorant à l’époque. Mon naturel brut, quoi. Fantomatiquement mutique et regard obstinément scellé. Car je fixais les gens dans les yeux sans cligner des paupières, comme un zombie de série télé pour ados. Je n’esquissais pas le moindre signe approbateur de tête ou d’onomatopées ou grognement animalier indiquant un quelconque intérêt envers son verbiage commercial. Je n’étais pas en mesure, manque de moyens sociaux tactiques, de l’encourager, de la repousser ou de la remercier mollement pour qu’elle s’éloigne de mon espace vital. J’attendais en retenant ma respiration, jusqu’à la suffocation, que l’interaction s’arrête et que je sois enfin libérée de sa pénible emprise. Puis, bonheur ultime, elle est partie.

Cette anecdote, je la revisite mentalement depuis tant d’années. Elle vient se conjuguer subtilement aux 32 278 autres événements où j’ai vu des gens fuir mon contact de manière impromptue. Sans explication claire, sans définition, ni de Wikipédia ni du grand Larousse illustré. Juste des visages indéchiffrables, des départs précipités, des « oh non! il n’y a rien, ne t’en fais pas ». Alors Hamsterdam a toujours été alimenté de la lourde besogne de travailler à plein temps, avec heures supplémentaires nocturnes à volonté. Et à l’intérieur de lui-même, il devinait instinctivement que cette situation répétitive n’était pas normale. Les gens voyaient une chose particulière? Un spectre? Mais quoi donc ?

J’ai entendu dans le documentaire Innée la bonté ? que les enfants, dès l’âge de quelques mois, sont en mesure de détecter qui fait partie du même groupe social ou d’appartenance qu’eux, et ce, entièrement instinctivement. Alors, je crois bien que je dois dégager une odeur alternative qui glisse directement dans l’inconscient des autres. Soit celle d’un parfum de Gucci qui n’a pas passé le contrôle qualité ou d’un répulsif humain, semblable à ceux qu’on élabore pour empêcher minette ou grisou de monter sur le comptoir de la cuisine durant notre absence de la maison.

On propage que l’autisme est une différence invisible. Il est bien vrai qu’aucune tache de naissance brunâtre frontale ou qu’aucun sixième doigt supplémentaire ne vient se greffer naturellement à nos paluches. Mais, bien trop souvent dans ma quotidienne vie, je suis confrontée à ce sentiment que ma différence s’affiche, voyante, fluorescente, qu’elle est effrontément stooleuse et attire sans ménagement un regard critique de l’autre s’il n’en est pas avisé verbalement. Enfant, je répétais à ma mère que les gens me regardaient étrangement dans les lieux publics. Durant un moment, elle m’a crue paranoïaque et s’obstinait à me répéter que je me créais des inquiétudes inutiles. Puis un jour, au centre commercial, elle m’a murmuré à l’oreille : « c’est vrai, il y a des gens qui te fixent et te regardent bizarrement »…

Je viens d’atteindre le demi-siècle en âge et ma différence est toujours impertinemment visible. Dans ma manière atypique de regarder dans les pupilles sans broncher. Ou, à d’autres instants, de détourner le regard trop longuement et au mauvais moment. Ou d’appeler sans aucun détour un chat « minou » au lieu de le renommer « pitou » pour être bonasse ou accommodante. Dans mes choix de vie se délestant de la norme admise ou dans ma manière de raisonner qui chemine sur des sentiers de solutions divergentes de ceux déjà empruntés par mes contemporains.

Cette différence atteint l’inconscient des gens, comme une flèche tirée habilement en plein cœur. Parfois, elle attire la sympathie et la bienveillance, friandises délectables qui font un bien dingue à mon âme fragile. D’autres fois, trop souvent, elle s’accole à de la méfiance et de la mésinterprétation de mes intentions premières et incite mon prochain à me juger sur de fausses prémisses par peur ou par ignorance. Tant de fois, des conversations ont été avortées abruptement, car l’interlocuteur, lassé de mon mutisme et de mon absence totale de réactivité, a choisi de passer un meilleur moment avec une personne lui paraissant plus vivace.

On dit que les autistes peuvent être d’authentiques éponges émotives, bouffant au passage les multiples sensations et ondes circulant sur leur chemin. Éponge, tu es. Éponge, tu resteras, scanderait maître Yoda. Ce qui est le plus difficile, c’est d’en extraire tout ce qui s’y loge fortement et de l’interpréter au lieu de m’inquiéter à l’infini sur des explications limpides qui ne viennent jamais. Ces émotions fortes, mais authentiquement mystérieuses, desquelles je n’arrive pas souvent à déchiffrer la signification pure. Hamsterdam et moi vivons dans une perpétuelle énigme. Mais que pensent les gens de nous ? Que perçoivent-ils ? Pourquoi reculent-ils si visiblement que j’en saisis la gestuelle avec tant d’évidence, moi qui ne capte que peu le non-verbal qu’on me renvoie ?

Hamsterdam tente de me rassurer : « oh non ! il n’y a rien, ne t’en fais pas »… mais lui aussi il sait. Cette différence est hautement visible, malgré ce que l’on peut oser avancer.