mercredi 30 avril 2014

Remerciements



Je tiens particulièrement à remercier chaque lecteur de ce blogue, même ceux qui n’ont fait que passer sur la pointe des pieds une fois ou deux. Ma bouche ne peut contenir suffisamment de « merci » pour chacun d’entre vous, pour vos encouragements continuels, vos commentaires constructifs, vos bonnes paroles et surtout votre présence. Que ce soit sur le site même du blogue ou sur Facebook, mes contacts avec vous ont été et seront toujours grandement appréciés. Chaque parole échangée est une bénédiction, une rencontre privilégiée, de cœur à cœur et d’esprit à esprit. Sans vous, ce blogue serait un morceau anonyme perdu dans la vaste constellation d’Internet. Avec vous, il est devenu un lieu privilégié de partage. Merci!




dimanche 27 avril 2014

Semaine 52 – Ouverture d’un grand portail vers l’avenir

Crédit photo : pixabay.com

C’est bien aujourd’hui, en ce dimanche grisâtre et tristounet, que se font les solidaires balancements de mouchoirs à bout de bras, les bises d’appréciation à tout vent et que l’on entonne le  traditionnel Ce n’est qu’un au revoir (Auld Lang Syne), sur un ton nostalgique. Nous voilà déjà rendus à la fin de ce long parcours qui a duré toute une année : cinquante-deux semaines de calendrier bien comptabilisées. Un ou deux dimanches avec un certain retard, tout au plus. « Précise et fidèle, j’ai été », dirait maître Yoda dans sa très sainte sagesse de Jedi. Précise et fidèle malgré d’abondants dimanches matins ensommeillés où tout me paraissait plus aguichant que mon contraignant écran d’ordinateur. Il me narguait avec ses brouillons, ses embryons de textes à compléter ou à relire, et qu’il me semblait mission impossible de compléter dans des délais si serrés.

Rester couchée toute la journée sur un tapis de clous de finition; fuir en Sibérie pieds nus; monter à genoux, en culottes courtes, les rugueuses marches de ciment usé de l’oratoire Saint-Joseph; tout me semblait plus affriolant et facile. Mais aujourd’hui, la ligne d’arrivée du marathon est là, bien voyante devant moi. C’est la fin d’une longue traversée en haute mer démarrée en solitaire, sans âme qui vive à l’horizon. Mais ce matin, je retrouve finalement la terre ferme sous mes pas. Il faut passer à autre chose : découvrir l’autre rive, des îles désertes à apprivoiser et des continents inexplorés auxquels se familiariser. C’est le début d’un temps nouveau.

Lorsque j’ai débuté mon aventure avec ce blogue, la première semaine de mai dernier, je marchais à tâtons dans un dense brouillard. Je ne connaissais à ce moment-là pratiquement personne dans le milieu de l’autisme. La seule chose dont j’étais certaine, c’était que je voulais me lancer cet défi extrême, même si on m’avait avisée que ce serait une projet énergivore et un pari difficile à tenir. Avec le Défi 52 semaines, j’ai voulu faire une action-choc qui frapperait l’imaginaire et attirerait l’attention générale sur l’autisme. À mes débuts, les réactions étaient timides, les lecteurs rares. Puis, ils sont apparus, un à un, comme des étoiles inconnues que l’on découvrirait les unes après les autres avec un puissant télescope : parents d’enfants et d’adolescents sur le spectre autistique; adultes de tous âges; intervenants professionnels; conjoints ou proches; femmes en quête d’un diagnostic ou détentrices d’un diagnostic tout récent. Tant de gens magnifiques et variés.

J’ai créé ce blogue, non pour attirer narcissiquement l’attention sur moi, mais pour aller vers l’autisme et vers les autres, moi qui avais vécu totalement repliée sur moi-même pendant plus de quatre décennies. Je comprenais des fonctionnements particuliers, souvent non-expliqués dans la littérature scientifique, que j’avais analysés à la lumière de ma propre vie. Je souhaitais en faire un partage altruiste, mais surtout sensibiliser. J’ai eu le bonheur de voir tant de choses évoluer positivement de manière exponentielle au cours de cette fantastique année. Ma vision plutôt étroite au début s’est peu à peu élargie au contact de tous. J’ai levé le voile sur tant de mystères personnels, je me suis découverte encore davantage, je me suis auscultée en profondeur à chaque instant, j’ai cherché puis trouvé des réponses à des questionnements qui me tenaillaient de l’intérieur depuis les premiers instants lucides de ma vie. Ce blogue s’est avéré être une saine thérapie.

Mais mon travail n’est pas terminé pour autant. Il reste encore tant à faire! Les projets essentiels à concrétiser ne manquent pas. Sensibiliser la population à l’autisme est un élément vital que l’on ne peut négliger. Car si j’ai le sentiment d’avoir contribué à faire connaître tant de choses aux personnes déjà touchées par l’autisme, le reste de la population demeure trop souvent hors d’atteinte, comme sur un autre continent traversé par un long fleuve de préjugés, d’ignorance et souvent même de mépris. La méconnaissance de l’autisme touche encore tellement de gens extérieurs à la situation. J’en suis très gravement consciente et je vais hardiment continuer à y travailler sans relâchement musculaire.

Et on fait quoi après?

La prochaine étape consistera maintenant à me porter davantage vers les gens, à mettre mes mains fermes et décidées dans la terre ou directement dans la pâte à tarte, à être présente sur le terrain. Je caresse de grands projets. Comme de créer des cafés-rencontres réguliers entre adultes sur le spectre autistique et leurs proches, de travailler activement à cette organisation en collaboration étroite avec d’autres adultes comme moi. Pour les avoir expérimentées à plusieurs reprises, je sais pertinemment que les rencontres entre nous sont un moyen exceptionnel de réaliser que nous ne sommes pas seuls dans notre différence sociale. Nous avons tous des similitudes au plan de notre fonctionnement social et celles-ci se rejoignent et s’emboîtent avec souplesse. De telles rencontres permettraient ainsi à Jean-Luc de réaliser que Chantale déteste comme lui les bruyantes pauses-cafés au boulot et les fêtes où l’agitation cacophonique est à peine supportable. Ou qu’elle est comme lui déstabilisée par les émotions variées et étranges de son entourage, car elle non plus ne comprend pas toujours le langage mystérieux des autres. Ces rendez-vous briseraient l’isolement de Christelle, Annabelle, Julien et Kevin, ces ralliements informels apporteraient beaucoup de paix, de réconfort et d’inspiration.

Aussi, je rêve de mettre sur pied une formule de parrainage, semblable à celles de l’association Grand Frères Grandes Soeurs, afin que des adultes autistes autonomes puissent apporter du soutien et du coaching adapté à des plus jeunes qui débutent leur vie d’adulte sans modèle et sans un soutien psychologique conformes à leurs besoins propres et individuels. J’ai des livres en préparation, et je m’attarderai plus régulièrement à leur rédaction dans l’avenir, au travers de mon horaire de travail chronophage.

Faire une place à l’autiste dans le monde

Il ne faut plus jamais que l’autisme soit uniquement réduit à cette étiquette maudite de maladie grave, de handicap honteux ou d’épidémie frappant des individus malsains. Bien évidemment, certaines personnes sur le spectre de l’autisme n’auront jamais un niveau d’autonomie suffisant à l’âge adulte pour subvenir seuls à leurs besoins personnels et prendre leur place dans la société sans aide adaptée. Il faut aussi être là pour eux, ouvrir des consciences et participer à créer des services. Les adultes autistes autonomes ont cette capacité d’être les yeux et les oreilles pour traduire les besoins et les difficultés des autistes d’autres niveaux et de servir d’interprète pour éduquer et apporter des soins de santé appropriés. Il est essentiel de trouver des voix et des voies pour se faire entendre plus fort, s’impliquer dans les recherches et trouver des manières adéquates d’intervenir auprès des autistes de tous âges et de toute condition.

Il faut en arriver à positiver notre décalage social, ce à quoi je m’applique de plus en plus dans mon acceptation personnelle du syndrome d’Asperger dans ma vie quotidienne. Nous devons considérer notre état, non plus comme une tare maléfique à combattre à grands coups d’épée magique ou de rouleaux à pâte en bois dur, mais comme une manière d’être alternative, une occasion d’être soi, différente et parfois même originale. Dans la société, il est d’une importance capitale d’apporter des idées nouvelles, des manières d’être et de penser qui sortent de la norme plate et uniforme. Chacun, autiste ou non, a le devoir de rendre la vie sur terre meilleure après son passage.

Nous pouvons apporter une vision du monde différente, une nouvelle manière de penser, claire, directe, centrée. Dans la majorité des livres et des films, ce sont les individus divergents et hors norme qui changent les choses, quand ils parviennent à se faire entendre. Dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, Bernard a été incubé pour être un membre respecté de la caste supérieure, mais une anomalie lors de sa conception l’a modelé physiquement plus petit que ceux de son rang, attirant les railleries, le manque de respect et le rejet par ses semblables. Cette différence involontaire de sa part l’a amené à rejeter son monde, en apparence parfait, et auquel il ne correspondait pas, pour aller chercher plus d’humanité à l’extérieur des normes de sa société. Il en a ainsi repoussé les limites et a fait évoluer les mentalités modelées uniformément. Ne devons-nous pas nous aussi apporter nos forces, nos valeurs et notre manière de voir la vie afin de participer à rendre la société meilleure selon nos capacités uniques?


Nous devons nous demander ce que nous voulons faire maintenant pour qu’apparaissent des éclaircies persistantes au travers des nuages saupoudrés d’un soleil radieux. C’est aujourd’hui ou jamais. Singulièrement, au moment où j’écris cette ligne finale, par la fenêtre un rayon de soleil furtif s’est frayé une fissure parmi la couverture nuageuse. Un bref instant. Est-ce un signe? Oui, c’est bel et bien le début d’un temps nouveau!

mercredi 16 avril 2014

Semaine 50 – Normal, anormal ou juste différent?

Crédit photo: pixabay.com

Comme chaque jour de semaine, j’étais stationnée dans le très peu rembourré cubicule gris qui m’était assigné pour vaquer à mes tâches professionnelles. Ce dernier prenait racine comme une dizaine de ses semblables dans le plancher d’un vaste bureau à aire ouverte. C’était une fin d’avant-midi comme les autres, celle d’un lundi ou d’un jeudi anonyme. L’odeur alléchante du café matinal s’était déjà volatilisée depuis quelques heures. La climatisation mal ajustée du local nous faisait claquer des dents à un rythme de techno house agité et porter des manches longues bien chaudes, quand à l’extérieur il faisait au moins 47 °C à l’ombre. Une journée normale de besogne au bureau, quoi.

Aux alentours de 11 h 40, un étourdissement crépitant, un mal de tête naissant et une chatouillante fringale ont uni leurs forces pour s’attaquer brutalement à moi. Pour contrer leur agression, je prends donc la rationnelle décision qui s’impose : manger une barre collation aux céréales avec un pourcentage lilliputien de saveurs naturelles. Une collègue, sans doute gorgée de parfaites intentions, me jette un œil suspect en passant devant mon espace de travail exigu. Elle s’arrête en silence devant moi et me regarde fixement. On dirait un personnage d’outre-tombe sorti tout droit du film Les autres[1]. Puis, avec un air hautement surpris, elle me balance sa semonce pseudo-maternelle : « Tu manges à cette heure-là? C’est bientôt l’heure du diner… » Je lui réponds, avec ma logique implacable : « Mais, j’ai faim maintenant! » Elle me rétorque alors, avec une subtile indignation : « C’est toi qui le sais! » en haussant les épaules, avant de reprendre son chemin sur le très usé tapis industriel aux couleurs affadies par les frictions infernales de chaussures variées et de bottes sales.

Au moment où Jeannette, Jeannine ou Jeanne s’extirpe des murs bétonnés du département, je capte à la volée son demi-murmure à une autre collègue : « Voyons donc… Elle va gâcher son dîner. Manger à cette heure-là, c’est vraiment pas normal… » Me voilà démasquée. Dépêchez-vous donc de sortir le fouet, la cravache ou la règle de bois. Il me semble que je mériterais une contravention ou du moins un blâme d’une autorité policière quelconque. Incorrigible, une fois de plus, je n’ai pas respecté la norme établie. Je n’arrive toujours pas à comprendre, à mon âge légèrement avancé, qu’il est anormal de manger quand on a faim. Il ne faut surtout pas se laisser émouvoir par ses pulsions profondes. Parfaitement interdit. Puisque nous avons déjà des heures précises, fixes et prévues à l’agenda pour rassasier notre estomac, peu importe l’état actuel de notre appétit. C’est ça qui est normal.

Moi, je suis logique et carrée comme un cube de Rubik. J’ai faim, je mange. L’heure et la convention, je les ignore avec maladresse et ignorance. L’exemple est plutôt flasque et insignifiant, je l’avoue. Ce n’est pourtant qu’un petit exemple de ma « marginalité » ordinaire qui se manifeste effrontément même dans le plus banal de mes gestes. De ces gestes répétés qui attirent au quotidien les remarques incisives et les onomatopées indignées. Me voilà donc contrainte de faire un très forcé coming out : je ne suis pas une personne normale. Mais malgré le digne avertissement, je tiens quand même à souligner à large trait que je n’ai pas lâchement gâché ce fameux dîner non plus.

Mais quel est donc cet étrange concept qu’on nomme avec assurance la normalité?

On pense bien à tort que le terme normal veut dire « adéquat » et « correct ». On croit que ce qui est normal est approuvable et approuvé à tout coup. Ce qui est normal serait donc le concept ou la marche à suivre aveuglément. En fait, normal veut dire « qui est conforme à la norme » et la norme, c’est le standard créé par la majorité des individus. La normalité serait donc le dénominateur commun qui rallie le plus de monde, par rapport à un point de référence, sur un sujet donné. Une chose est normale quand elle correspond à ce que le plus grand nombre accepte, trop souvent même juste par habitude et sans remise en question ou réajustement occasionnel.

Donc, par opposition, ne pas être normal, ne veut pas dire être incorrect ou avoir systématiquement tort. Ça signifie simplement que l’on diffère de la majorité. Pourtant, de nos jours, ne pas être normal est une insulte qui fait longer des murs de plâtre défraîchis et ronger avec rage des moulures de porte en bois sculpté. Car, attention, il faut avant tout éviter que le pied gauche ne dépasse de la double ligne rouge admise, sinon c’est le sifflet réprobateur de l’arbitre qui retentit. Et se démarquer négativement, il faut l’éviter par tous les moyens possibles.

La société veut plus ou moins forger tout le monde sur un modèle semblable et des critères précis concernant ce qui est acceptable. C’est une entité tentaculaire qui s’agrippe à toutes les sphères de notre vie. Mais n’est pas normal qui veux. L’effort demande un réajustement pointilleux et constant des personnes concernées. Ainsi que beaucoup de précieuse volonté. À chaque jour, des individus inquiétés de leurs réactions propres et de leurs plus intimes émotions posent autour d’eux d’importantes questions, la lèvre inférieure tremblotante : « Suis-je normal? », « Quand ça vous arrive, vous faites quoi, vous autres? », « Qu’est-ce qui est normal, dans ce cas-là? », « Si je choisis le bleu au lieu du vert, est-ce que je vais paraître anormal? »,  et j’en passe... On ose parfois, dans l’oubli de ma différence invisible d’individu autiste, me poser la question, comme si j’étais une référence potentielle en la matière. En vérité je vous le dis, un grand nombre d’individus autour de vous galèrent sans arrêt pour demeurer dignement dans la norme. Plusieurs passent peut-être tristement à côté du sens profond de leur vie, le besoin du normal empêche peut-être chacun d’être lui-même et de se questionner sur ses besoins propres.

Mais pourquoi autant de coups énergiques de pagaie ou de foulées fermes avec des chaussures griffées de coureur de fond sont-ils aussi nécessaires pour demeurer dans cette étouffante normalité? Bien sûr, les gens se réconfortent dans le moelleux divan de velours rose antique de la normalité. Elle permet de s’identifier à ses semblables, d’éviter le jugement et le rejet. Elle permet d’appartenir à un groupe approuvé et certifié du sceau de l’excellence, c’est-à-dire de suivre les codes et les normes acceptés. La normalité donne des barèmes et permet donc à l’individu de connaître et d’adopter les comportements attendus, d’intégrer les valeurs communes, se procurer les objets nécessaires pour projeter une image souhaitée et de privilégier certains statuts sociaux.

Quand n’importe quoi pourrait être la norme, finalement

Mais arrêtons-nous un bon dix secondes. Pas plus. Juste pour y penser un petit peu. Donnons-nous un exemple extrême pour frapper l’imaginaire une bonne fois pour toutes. Imaginez que la majorité des gens mangent leurs bananes avec la pelure comme on le fait avec bon nombre de fruits : pour tous, manger une banane avec sa pelure intacte serait sans questionnement l’immuable normalité. L’individu qui, par un beau jour ensoleillé en plein pique-nique familial, pèlerait soigneusement sa banane au vu et au su de tous serait tout de suite pointé du doigt avec indignation et jeté en pâturage aux lions. Ce serait la grande hérésie et le chaos total dans les chaumières. Déballer le fruit exotique avant de mordre dans sa chair pâteuse serait absurde et anormal.

Bien sûr, ce serait un comportement qualifié sans hésitation de déviant. La personne serait questionnée, taxée de gaspilleuse, passerait pour excentrique. « Tu jettes le meilleur! », lui dirait-on avec le plus grand naturel du monde. Je sais et je l’avoue sans crainte, l’exemple est manifestement farfelu. Mais bon nombre de situations, comportements ou paroles jugées normales sont tout aussi farfelues. La norme n’est pas toujours logique. La norme est créée par l’usage. Un usage dont souvent on ignore même l’origine.

Acceptable, le normal?

Pourtant, le normal devient l’idéal de vie, l’accepté et l’acceptable. La normalité actuelle quand on la regarde objectivement, est pourtant souvent cruelle, sombre et injuste. Elle est faite d’indifférence à l’autre, d’individualisme, d’incompréhension mutuelle et de rejet sans appel de ce qui dérange. De manière insultante, la normalité est imparfaite : elle supporte les guerres en disant que les peuples ont toujours fait la guerre en cas de malentendus considérés insolubles. Elle tolère les cas de corruption financière en disant que là où il y a de l’argent, il y a des profiteurs. Elle s’amuse à dire que les hommes préfèrent les femmes jeunes et minces ou qu’il est impensable de mettre les maïs en crème en dessous de la viande hachée dans un pâté chinois.

De plus, à l’intérieur de ses rangs, il semble qu’il y ait des individus qui sont « accros à la normalité ». C’est-à-dire que dès que quelque chose déroge de la norme connue ou qu’une parole ou qu’une blague n’est pas construite sur le modèle de base familier, ces individus vont souligner toutes nos différences comme autant de fautes dignes de la peine de mort. La discrimination envers l’individu différent, voire son exclusion, sont alors au rendez-vous. Ces individus font sentir les personnes « divergentes » comme autant d’êtres vivants incorrects à bannir d’un simple revers de la main. Ils s’accrochent au moule de la normalité, comme à un livre de saintes paroles, sans la moindre nuance possible.

Hors du moule de la normalité, point de salut?

La norme admise n’est écrite nulle part, sauf dans quelques rares domaines. Mais dans le petit quotidien, les panneaux indicateurs se font rares. La normalité fait partie de l’implicite, de ce qui est transmis par osmose aux individus perméables. Et y déroger coûte cher à tous ceux qui osent s’aventurer dans les eaux agitées de la différence. Plus une personne contraste avec la normalité, moins on tolèrera ses attitudes et ses comportements. Elle sera weird, bizarre, excentrique ou dérangée. Elle sera mise à l’écart, peu importe la cause de sa différence.

En tant qu’Asperger, je suis toujours en décalage avec la norme. J’y suis imperméable, mais je commence seulement depuis quelques années à prendre connaissance de son existence et de son influence si considérable. Et elle me terrifie par son manque de souplesse et d’inclusion. Ce qui est conçu comme normal : faire des voyages exotiques de manière régulière, se vanter d’avoir des qualités artistiques dans des disciplines bien vues, posséder une belle résidence dans un quartier résidentiel tranquille, suivre les modes du moment avec grâce, dire le mot juste au bon moment et taire certaines pensées légitimes pour donner une image spécifique de soi, être la fille cool qui aime démarrer la fête... Tout cela est le contraire de moi. Je vis toujours en différé, comme une émission en reprise de sa diffusion originale, rejouée plus tard au cours de la semaine, tard dans la nuit, aux heures de faible écoute. Quand certaines choses m’accrochent enfin, elles ne sont soudainement déjà plus tendance.

Moi, je suis très peu influencée par les modes de la société, à moins qu’elles ne me plaisent vraiment. Quand je m’y intéresse, c’est que je me suis questionnée. Je salivais à la vue d’une Nissan Cube alors que tout le monde que je connaissais détestait les lignes très franches de cette sublime voiture, qui, effectivement, ressemble à un cube. Je refuse les téléphones intelligents parce que les gens en deviennent souvent esclaves et doivent changer de modèle sans arrêt pour se maintenir à jour. Je ne veux pas aller au resto chic branché ou porter des chaussures excentriques juste parce qu’elles sont tendances. Je dois aimer vraiment les vêtements que je porte, même si j’ai longtemps eu l’air de m’habiller comme une femme classique et terne de deux fois mon âge.

Quand je regarde le monde autour de moi, la plupart du temps, je me sens correcte et j’ai l’impression que c’est la société autour de moi qui ne l’est pas. Cette société faite de paradoxes flous, injustes et compliqués pour rien. La différence n’est-elle pas meilleure que la normalité dans la mesure où elle apporte un éclairage nouveau et plus précis sur les tendances dépassées? Et si chacun, au lieu de chercher à se conformer, cherchait à se différencier, et uniquement pour de bonnes raisons. Ainsi on pourrait espérer aboutir à plus de tolérance. Et on verrait que le monde, au-delà de la normalité et de la prévisibilité, a beaucoup de nouveautés multicolores à offrir.




[1] Les autres (The Oothers) est un film de Alejandro Amenábar, sorti en 2001.